Ah, voilà une bonne question... Je suis sûr que celui qui connaît la réponse peut dire l'avenir du Web. Alors réfléchissons-y ensemble, voulez-vous ? (Et avant de me lancer, dois-je encore mentionner que mes opinions n'ont rien à voir avec celles de mon employeur?)

Comme au bon vieux temps
En vendant des licences !

C'est la méthode initialement choisie par Netscape, dans une certaine mesure. Netscape, sans jamais l'avouer, avait choisi le modèle shareware (ou partagiciel, comme pourraient le dire les académiciens s'ils savaient de quoi il s'agit). En plus, Netscape a aussi utilisé le navigateur comme moyen publicitaire pour vendre des licences de logiciels pour les serveurs. Cette même méthode a été reprise des années plus tard par Opera, avec une version gratuite (mais avec de la publicité), une version payante, tout en vendant aux fabricants de téléphones mobiles de la technologie leur permettant d'offrir la navigation Web à leurs téléphones intelligents. Depuis qu'Internet Explorer est inclus gratuitement dans Windows (moyennant l'achat de Windows, forcément), vendre des licences est devenu franchement illusoire. Peut-être qu'Opera s'en sortira, c'est tout le mal que je leur souhaite.

En générant des revenus publicitaires !

C'est aussi ce qu'a fait Netscape, quand le navigateur (Netscape Navigator 4.X, à l'époque) est devenu gratuit. L'utilisateur de Netscape a tendance à visiter le site Netscape.com, et cela génère les revenus publicitaires tant convoités. On peut aussi compliquer les choses en négociant des partenariats avec des sites avides de visiteurs, comme cela se faisait au bon vieux temps de la Net-Economie. Mais sans doute l'avez vous remarqué, ce bon vieux temps-là est dépassé. Exit donc les revenus publicitaires, même si je souhaite à Opera de s'en sortir (oui, je l'ai déjà dit, mais ça tombe bien, je le pense toujours).

En servant de diffuseur de logiciels !

Voilà une technique sans doute mal connue du grand public. Si un éditeur de logiciel gratuits (comme Macromedia avec Flash ou RealNetworks avec RealPlayer) souhaite prendre (autrement dit, acheter) des parts de marché dans son secteur, il lui faut trouver un moyen de diffuser son logiciel, en espérant gagner de l'argent ultérieurement. Qui peut diffuser ce genre de logiciels ? Un éditeur de navigateur comme Netscape, par exemple. Moyennant finance, toujours. Donnez-moi de l'argent et votre logiciel sera téléchargé par des millions d'utilisateurs de mon navigateur. Mais vous l'avez compris, diffuser un logiciel gratuit pour faire de l'argent plus tard, c'est une technique qui n'a fonctionné que dans la glorieuse époque d'avant l'éclatement de la bulle Internet. Et l'argent, s'il est arrivé, venait plus sûrement des poches des investisseurs que des utilisateurs.

Et maintenant ?

Ah oui, et maintenant, comment faire ? Les trois méthodes exposées précédemment ne sont donc plus valables, sauf marché de niche, comme Opera. D'autant plus que la donne a changé avec le logiciel libre.

Le chien libre dans le jeu de quilles du marché

Début 1998, Netscape a bien compris que le marché avait changé radicalement avec l'attaque d'Internet Explorer, gratuit, intégré dans Windows, ayant déjà monopolisé les systèmes d'exploitation sur PC. Pour contre-attaquer, il fallait changer les règles du jeu, c'est ce qui a été fait en créant Mozilla.org, mouvement Open Source pour la création d'un nouveau navigateur. Alors là, on entre carrément dans une autre logique, dans la mesure où il n'est même plus question de gagner d'argent ! Chacun peut contribuer au projet, en fonction de son temps et de ses compétences. Que gagne-t-on alors ? Quantité de choses —à titre personnel— dont certaines sont monnayables : un navigateur qui vous convient, en premier lieu. Le plaisir de travailler à quelque chose d'utile, avec des gens brillants, qui partagent leur savoir. Savoir que le produit auquel on contribue est utilisé par des millions de personnes, c'est très flatteur pour l'ego. Enfin, on apprend. Beaucoup. Sur un projet magnifique... Mais tout cela ne fait pas bouillir la marmite, ni gonfler le chiffre d'affaires de l'entreprise. Alors il va falloir trouver de nouvelles méthodes.

Faire un procès.

C'est bien ce qu'a fait AOL à Microsoft. Mais le procès en tant que tel n'a pas d'intérêt. C'est l'arrangement à l'amiable qui rapporte. Et entre gens de bonne compagnie, on peut toujours s'arranger. Surtout quand l'un des deux a de gros soucis financiers, et que l'autre a les poches pleines de lingots. (Voir à ce sujet l'article Pour 750 millions, t'as plus rien.)

Vendre des licences ou un service

Oui, je sais, je l'ai déjà dit. C'est probablement comme cela que Microsoft entend rentabiliser ses énormes investissements réalisés dans le domaine des navigateurs. Continuer à fournir un produit gratuit alors qu'on a un quasi monopole, à quoi cela pourrait bien servir ? D'autant que les temps sont durs, même pour Microsoft, avec ce maudit Linux qui vient déranger les clients qu'on trait depuis des années. Il faut donc trouver un moyen de facturer Internet Explorer. Première méthode : arrêter de le mettre à jour, et proposer à la place le client MSN, qui fait la même chose en mieux. C'est une vieille technique, bien connue de ceux qui observent l'industrie en général et Microsoft en particulier. Pensez à Outlook face à Outlook Express. On fournit un produit médiocre gratuitement et on vend une version plus sérieuse, plus puissante... et plus sécurisée. A ce titre, MSN est une belle opportunité de facturer un Internet Explorer amélioré à ceux qui le souhaitent. Seconde méthode : inclure la toute nouvelle version avec un logiciel qui lui, est facturable. Au hasard, LongHorn, la prochaine version du système d'exploitation de Microsoft, prévu pour début 2005 (non, ça n'est pas une faute de frappe, vous avez bien lu, ça sortira —peut-être— dans 20 mois...). Par ailleurs, notons qu'Apple, avec Safari, continue dans son approche mixte licence / logiciel libre. En prenant un logiciel libre, en lui rajoutant des fonctionnalités, et en le vendant, une fois intégré dans le système d'exploitation. Cette démarche avait été inaugurée par le constructeur à la pomme avec son système d'exploitation OS X.

Et l'utilisateur, dans tout ça ?

Tout d'abord, il faut bien réaliser que ça n'est pas l'utilisateur qui compte, c'est sa capacité à débourser de quoi augmenter le chiffre d'affaire de l'entreprise. Non, je ne dis pas cela dans une optique libertaire et farouchement anti-mercantile : il s'agit juste de replacer le problème dans son contexte, et pour ceux qui ne l'avaient pas remarqué, nous sommes dans une économie de marché. Seul le logiciel libre échappe —partiellement— à cette logique. Pourquoi partiellement ? Tout simplement parce que si des sociétés comme Sun, IBM et Red Hat et bien d'autres participent à l'élaboration de Mozilla, d'OpenOffice et de GNU/Linux, ça n'est pas par altruisme, ni pour satisfaire l'ego de ses développeurs. C'est parce qu'ils en tirent un avantage. Mais cela importe peu à l'utilisateur, qui profite d'un produit non seulement gratuit, mais aussi libre, avec les avantages associés (sécurité, mises à jour fréquentes, intégration des dernières technologies, conformité aux standards, innovation, etc.) Innovation ? Oui, et on est bien obligé de le constater en comparant Internet Explorer 6 avec Mozilla Firebird ou Mozilla 1.4. Il y a une logique dans tout cela : pourquoi Microsoft continuerait-il à investir dans un logiciel qui coûte sans actuellement rapporter ? Seul le logiciel libre, délivré de la contrainte économique, peut se le permettre. Et Opera, parce qu'ils espèrent tirer leur épingle du jeu face à Microsoft et le logiciel libre, dans un marché de niche.

Guerre nucléaire sur le marché

En lançant Internet Explorer gratuitement et en l'incluant dans son système d'exploitation, Microsoft a largué une bombe nucléaire sur le marché des navigateurs, dans l'objectif avoué de tuer Netscape, devenu trop dangereux. Le temps a passé, les choses ont changé. Le logiciel libre est à peu près la seule chose qui puisse résister à une telle agression. Depuis, coincé entre un navigateur gratuit (et propriétaire) et un navigateur libre (donc gratuit), le marché ne peut que marginalement générer de l'argent. Et puis, pour Microsoft, le marché des navigateurs n'est plus aussi important qu'en 1996. Avec plus de 80% de parts de marché, ils estiment avoir le temps de voir venir. Par contre, de nouveaux défis sont à relever. Coté systèmes d'exploitation (LongHorn), suite de productivité (Office), il faut maintenir en vie les deux vaches à lait, qui tendent à faiblir, malgré —ou à cause ?— de leurs marges frisant l'escroquerie. Et de nouveaux marchés sont à conquérir : les jeux vidéos (tuer Sony et sa PlayStation avec la XBox), les médias en ligne (tuer RealNetworks avec WMP), la téléphonie sans fil (tuer Nokia avec la technologievolée à Sendo), les antivirus (tuer Symantec et Network Associates avec la nouvelle offre) et bien d'autres encore, dont Palladium/TCPA.

Quel futur pour le marché des navigateurs ?

L'utilisateur, ce cochon de payeur, doit se faire à l'idée. Rester sur une technologie obsolète et non sécurisée, comme Internet Explorer 6. Payer pour obtenir de Microsoft une version plus moderne de cette technologie, avec MSN et le futur navigateur de LongHorn, quand il sera disponible. Payer pour Opera (en achetant une licence ou en tolérant la pub). Payer une licence Apple Jaguar et se voire offrir Safari gratuitement. Ou encore, utiliser un logiciel libre. Dans ce cas, aucune obligation, autre que de télécharger quelques mega-octets et d'avoir une petite pensée pour les contributeurs à ce logiciel, qu'il s'appelle Mozilla, Firebird ou Konqueror. C'est bien peu finalement, pour obtenir gratuitement plus d'efficacité, de sécurité et de liberté...