Monsieur le Président,

(j'écrivais en tant que président de Mozilla Europe, ce qui me vaut un titre ronflant en retour).

Vous avez attiré l'attention de Monsieur le Premier Ministre sur la question de la brevetabilité des logiciels.

Le projet de directive européenne portant sur la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur a pour finalité d'harmoniser au sein de l'Union européenne et de mieux définir les conditions de la brevetabilité, en en précisant les limitations, tout en restant respectueux des accords internationaux auxquels nous adhérons.

Jusque là, rien de choquant. Notons la référence voilée à l'OMC sous le vocable accords internationaux, que nous retrouverons plus bas.

En Europe actuellement, une invention est brevetable si, relevant d'un domaine technologique, elle est nouvelle, implique une activité inventive et est susceptible d'application industrielle. Pour impliquer une activité inventive, une invention doit apporter une contribution technique. Ces critères sont bien plus restrictifs que ceux appliqués aux Etats-Unis, où, en l'absence d'exigence de contribution technique, la jurisprudence a pu étendre le champ de la brevetabilité aux logiciels et aux méthodes d'affaires, ce qui ne semble d'ailleurs pas empêcher le logiciel libre de s'y développer.

On a pu voir précédemment que cela allait changer

En Europe, un logiciel en tant que tel n'est pas considéré comme une invention brevetable : ne peut l'être qu'une solution technique innovante apportée à un problème technique, solution qui peut être mise en oeuvre par des moyens matériels ou logiciels.

Attention, c'est là que réside le tour de force ! Avez-vous pu, ami lecteur, le détecter ? Relisez-donc la phrase précédente. On peut donc breveter une solution technique innovante apportée à un problème technique, solution qui peut être mise en oeuvre par des moyens matériels ou logiciels. Bref, on peut breveter le logiciel !

Le gouvernement français souhaite conforter cette vision européenne du champ de la brevetabilité, limité au domaine technologique qui est le seul pour lequel les critères de brevetabilité, que j'ai rappelés ci-dessus, sont pertinents. C'est pourquoi le gouvernement n'est pas favorable au brevet logiciel tel qu'il a pu se développer aux Etats-Unis.

Autre glissement sémantique : le gouvernement n'est pas favorable au brevet logiciel tel qu'il a pu se développer aux Etats-Unis. Certes, le gouvernement est favorable au brevet logiciel (voir la note précédente) mais pas tel qu'il a pu se développer aux USA. Et pour cause, même aux Etats-Unis, on s'accorde à dire que le système est un frein majeur à l'innovation, et qu'il faut le réformer en profondeur.

Si des ambiguïtés étaient présentes dans le projet initial de directive élaboré par la Commission européenne et avaient motivé des réserves de la France vis-à-vis de ce texte, les amendements proposés par la commission juridique du Parlement Européen permettent de les corriger dans le sens approprié, à l'instar de ce qui avait été proposé par le groupe de travail des représentants des Etats-membres de l'Union européenne.

Là, nous sommes d'accord. Le parlement Européen a fait un travail formidable de modification du texte, suite à un non-moins formidable travail éducatif mené par les opposants au projet de brevetabilité des logiciels.

Cependant certains des amendements votés par le Parlement européen en septembre 2003 vont au-delà : leur formulation est incompatible avec les accords internationaux sur les droits de propriété intellectuelle, que tous les pays membres de l'Organisation Mondiale du Commerce se sont engagés à respecter.

Le message est clair : le processus de brevetabilité des logiciels est en fait déjà perdu puisque, via l'OMC, la France a déjà accepté de s'aligner sur les USA... Bref, on retrouve l'excuse déjà tant entendue depuis la cour de l'école maternelle : c'est pas moi, c'est lui !. La France est contre le brevet logiciel, mais c'est l'OMC qui nous y force. On trouve deux réponses très bien faites à cet argument : sur le site de l'ABUL et un autre au format PDF.

C'est pourquoi, tout en prenant en compte les préoccupations exprimées par le Parlement européen, la majorité des Etats-membres de l'Union européenne estiment ne pouvoir retenir les dispositions qui excluraient de fait du champ de la brevetabilité des domaines technologiques tels que le traitement des images, le traitement du signal ou le contrôle-commande de procédés, pour lesquels le développement de l'innovation repose largement sur la possibilité de la protection par brevets, sans que cela n'exclût, pour les acteurs économiques qui le souhaitent, le développement et l'utilisation de logiciels libres. En effet la publication d'une invention, si elle a bien l'antériorité requise, interdit à un tiers de la revendiquer.

Notons là une pirouette remarquable : rien n'empêche d'utiliser des logiciels Libres, du moment qu'on peut se défendre contre les brevets logiciels. Il y a là un oubli de taille : comment un développeur de logiciel Libre ou une PME peut-il disposer des ressources financières pour engager un avocat et se défendre contre les attaques d'un des géants américains de l'informatique ? Ca n'est tout simplement pas possible.

C'est dans cet esprit, qu'un projet révisé de directive a été validé le 18 mai dernier par le Conseil européen, projet qui sera soumis en deuxième lecture au Parlement européen.

Ce deuxième projet de directive (voir liens ci-dessous) pose d'immenses problèmes qui sont largement détaillés dans les analyses que je mentionne.

Le gouvernement français est par ailleurs favorable à une application rigoureuse des critères de brevetabilité afin d'améliorer globalement la qualité des brevets délivrés.

Ah, comme j'aimerais que cela soit autre chose qu'un voeu pieu ! Rappelons que dans le cadre où les brevets logiciels sont ne sont pas permis en Europe, on trouve déjà des brevets portant sur des logiciels, et qu'ils portent sur de prétendues inventions dont on a constaté l'existence bien avant le dépot du brevet. (Voir liens ci-dessous)

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sincères salutations.

Pierre Valla Sous-directeur de la Normalisation, de la Qualité et de la Propriété Industrielle MiNEFI / DiGITIP

La signature de cette lettre-type en dit long, avec ses acronymes. Plus précisément, la DiGITIP est la Direction qui gère les brevets, et qui verrait son domaine largement étendu (et donc son pouvoir) si les brevets logiciels étaient adoptés. Tout s'explique...

L'Europe est à la croisée des chemins. En manquant de courage politique, en laissant, au sein des administrations, prévaloir les luttes intestines pour le pouvoir, on laisse les brevets logiciels brider l'innovation technologique européenne, et l'on verra alors les acteurs américains prendre définitivement le dessus.

Le futur sera alors très sombre pour l'informatique européenne. Privée de l'aubaine des logiciels Libres, elle sera au mieux cliente des USA, tout en étant concurrencée au niveau des services par les délocalisation en Inde. Et-ce vraiment ce que souhaitent nos hommes politiques ?

Pour mieux comprendre le contexte :