Je suis depuis très longtemps persuadé que les formats de documents sont au coeur des enjeux commerciaux de l'informatique. Il y a maintenant 4 ans et demi, j'ai commencé le StandBlog. Stand, pour standards. Bien sûr, je me suis focalisé depuis sur les standards du Web, qui est pour moi l'un des grands enjeux du moment[1].

Les formats de documents opposent les formats ouverts (type ODF) à ceux fermés et/ou propriétaires (Word, Excel, Powerpoint et consorts). Chacun est concerné par les formats, même s'il n'en est pas conscient :

Pour l'utilisateur final, qu'il soit particulier ou large organisation, stocker ses documents dans un format ouvert lui permet bien plus facilement de changer de fournisseur informatique d'un point de vue bureautique, et ainsi maintenir une concurrence saine ;

Pour le fournisseur de suite bureautique, les formats propriétaires permettent de verrouiller la clientèle. Bien sûr, les services marketing préféreront parler de "fidélisation", mais personne ne sera dupe. Les économistes parleront pour leur part de "barrière à l'entrée". En substance, on enferme les clients, et cela permet de les facturer plus, car ils n'ont pas le choix : leurs données, par les formats propriétaires, sont pris en otages.[2]

Pour les états, la question est de savoir comment communiquer avec les citoyens quand on échange des documents bureautiques. Avec l'avènement de l'administration électronique, on améliore les relations avec les usagers et on réduit les coûts, pour bien de tous. Mais quel format choisir pour cela ? Le plus répandu, même s'il est propriétaire ? Cela forcerait tous les citoyens à acheter un produit commercial capable de lire ce format propriétaire. Imaginerait-on l'Etat Français en train de demander à ses citoyens d'acheter des Volkswagen pour se rendre à la mairie de la commune, sous prétexte que la route n'est compatible qu'avec cette marque étrangère ? C'est bien entendu inenvisageable ! C'est pourquoi les formats ouverts sont une évidence pour les états.

Dans cette optique, l'Etat du Massachusetts a choisi le format ouvert ODF, standardisé par l'ISO. En france, alors qu'on travaille sur un projet comparable (le réferentiel RGI), la presse informatique a été très curieusement muette sur ce sujet.

On imagine bien que chez le fournisseur principal de suite bureautique (et bien évidemment héraut des formats propriétaires), cette décision de l'Etat du Massachusetts est très mal vue. Mais à quel point ? Dans quelle mesure on a tenté, dans les coulisses, de faire échouer cette décision ? Jusqu'à présent, on était réduit aux suppositions. On se doute bien que tout n'est pas rose et tendre dans le monde des affaires, surtout quand des milliards de dollars de revenus par an sont en jeu[3]...

Ca n'est que récemment que le magazine Computerworld, via sa journaliste Carole Sliwa, a pu se procurer (légalement) les e-mails échangés entre Microsoft et la Direction informatique de l'Etat du Massachusetts. Comme l'explique l'avocat Andy Updegrove, on peut y voir comment Microsoft a fait tenter de faire passer un amendement visant à priver la direction informatique de ses prérogatives. Je le cite :

L'article sur le lobbying confirme un certain nombre de choses que j'ai déjà écrites, y compris (il y a longtemps) un amendement destiné à priver la Division des Technologies de l'Information (ITD) de l'essentiel de ses prérogatives en terme de choix technologiques. Ceci avait pour objectif de forcer l'ITD à ne plus soutenir le format ODF. Il a aussi été confirmé (plus récemment) que Brian Burke, Directeur Régional de Microsoft en charge des affaires publiques, menait cet effort. Dans l'ensemble, ce long article décrit en détail comment Microsoft a fait pression pour "éduquer" le législateur en vue de faire marche arrière sur la décision du Massachusetts (NdT : de soutenir le format ouvert ODF), laquelle menaçait les juteux revenus de la suite Office.

Sur cette affaire, aucun mot dans la presse française. Rien. Il aura fallu qu'un blog, sans publicité, tenu par un amateur, mette les pieds dans le plat et pose les questions qui fâchent :

  • Parler des pratiques douteuses d'un grand acteur est-il possible dans la presse française ?
  • Est-ce qu'il se passe le même genre de choses en France avec le RGI, qui s'oriente vers le format ouvert ODF ?
  • Si les entreprises communiquent si peu sur leurs déploiements de logiciels Libres, est-ce parce que qu'elles risquent à leur tour de subir des pressions d'un fournisseur de technologies trop puissant qui n'hésite pas à peser même sur les gouvernements ?

Références

Notes

[1] Avec le respect de l'environnement, dont je m'efforce de parler ici aussi.

[2] On notera qu'en fin 2002, la marge sur Office était de l'ordre de 78,99%

[3] D'après News.com, la division Information Worker, qui commercialise Office et les outils associés, a généré 11 milliards de dollars de chiffre d'affaire sur l'année fiscale 2005, soit plus d'un quart du chiffre d'affaire total.