Si l’on construit des outils nous permettant d’avoir le contrôle sur nos données, des SIRCUS, il ne suffit pas qu’ils respectent les 4 principes listés dans les 4 chapitres qui précedent (logiciel libre, auto-hébergement, utilisation du chiffrement et indépendance vis-à-vis de la publicité ciblée). Il faut qu’ils aient du succès, qu’ils soient adoptés massivement et remplacent petit à petit les solutions actuelles, faute de quoi ils ne pourront pas renverser les tendances actuelles à la centralisation et au profilage, qui mènent à la surveillance de masse.

Pour assurer le succès des SIRCUS, trois critères supplémentaires doivent être remplis :

  1. Ergonomie
  2. Interopérabilité
  3. Plus-value pour l’utilisateur

Passons les en revue.

Intégrer ergonomie et cryptographie dès le départ

J’ai longuement abordé le sujet de l’ergonomie dans le chapitre « Le logiciel libre » de cette troisième partie, je ne vais pas m’étendre beaucoup plus dessus. Il convient juste de se souvenir que le logiciel doit être conçu pour l’utilisateur et pas pour son concepteur. Son utilisation doit être évidente et plaisante, ce qui rend les choses plus compliquées pour les développeurs : ce qui est simple à utiliser est bien souvent complexe à construire.

Le défi est particulièrement complexe dans la mesure où le respect de la vie privée donc d’une architecture distribuée et reposant sur la cryptographie ajoute des contraintes supplémentaires dont il faut tenir compte au niveau expérience utilisateur.

Les logiciels intégrant de la cryptographie sont parfois très complexes à utiliser, et les logiciels libres n’y font pas exception ; j’en veux pour preuve le chiffrement d’emails dans Thunderbird avec l’extension Enigmail et GPG, avec lesquels j’ai encore des soucis à l’heure où j’écris ces lignes.

Ca n’est pas toujours le cas : l’utilisation du protocole Web HTTPS (qui permet d’accéder à des sies Web de manière sécurisée) est très généralement transparente. Elle ne devient compliquée que lorsqu’on a affaire à des certificats auto-signés, mais ce problème est en passe d’être résolu avec des initiatives comme Let’s Encrypt. Let’s Encrypt est ouverte, distribuée et sécurisée.

Interopérabilité

Sous ce nom un peu barbare se cache une idée toute simple : être intéropérable, c’est être compatible avec les produits existants et à venir.

Wikipédia a une définition un peu plus complexe :

L’interopérabilité est la capacité que possède un produit ou un système, dont les interfaces sont intégralement connues, à fonctionner avec d’autres produits ou systèmes existants ou futurs et ce sans restriction d’accès ou de mise en œuvre.

L’interopérabilité est importante car l’informatique évolue sans cesse, et il est important de pouvoir quitter une solution pour une autre si le besoin s’en fait sentir. Cela peut se faire simplement pour certaines applications simples comme la sauvegarde de fichiers ou la gestion des contacts (il existe des standards pour cela). Cela peut être plus compliqué dans les cas où on utilise des applications plus complexes pour lesquelles aucun standard n’a été créé, comme par exemple un outil de gestion de blog où, à ma connaissance, la seule façon de migrer repose sur l’utilisation d’une « moulinette » ad-hoc qui lit les données dans un format pour les écrire dans un autre format.

Interopérabilité et réseaux sociaux

Dès lors que l’on touche aux fonctionnalités sociales des applications, les choses deviennent plus complexes. Si la migration d’un système de stockage fichier dans le cloud centralisé à un autre décentralisé ne concerne que l’utilisateur propriétaire des fichiers, le problème est autrement plus compliqué dès qu’il s’agit d’arrêter de publier sur Facebook pour publier sur son propre blog : le Web social, par essence, touche un utilisateur et tous ses contacts.

Pour convaincre, l’approche SIRCUS ne peut pas se permettre de demander aux nouveaux utilisateurs de choisir entre interactions sociales et respect de la vie privée.

En terme d’interopérabilité des fonctionnalités sociales, il y a deux initiatives intéressantes.

SocialWeb du W3C

Le W3C, l’organisme qui produit les standards du Web, a publié des travaux sur un « Web ouvert, respectueux de la vie privée et reposant sur les standards ». Sans rentrer dans les détails, car cela sortirait de l’objectif du présent ouvrage, ce document aborde nombre des problèmes rencontrés par les utilisateurs sur les réseaux sociaux :

  • Portabilité des données d’un système à l’autre
  • Identité
  • Capacité à faire des liens d’un réseau à l’autre
  • Vie privée.

IndieWebCamp

IndieWebCamp est une autre initiative sur un sujet comparable, mais menée d’une manière très différente, par des gens qui ont eux aussi été souvent impliqués dans les standards du Web.

L’approche d’IndieWebCamp repose sur la décentralisation (possession de son propre site avec son propre nom de domaine), le contrôle des contenus partagés et l’interfaçage avec les grands réseaux sociaux.

Parmi les concepts poussés par IndieWebCamp, POSSE est l’un des plus intéressants. POSSE signifie « Publish On your Own Site, Syndicate Elsewhere » (Publiez sur votre propre site, diffuser ailleurs). Dans le modèle POSSE, l’utilisateur publie une photo sur son site personnel, qui le diffuse aussi sur les réseaux sociaux de son choix, comme Flickr.com (site de partage de photos) et Facebook.com. De même, un billet de blog sera publié sur le site personnel et relayé sur les autres grands réseaux sociaux.

A chaque fois, les commentaires et réactions à ces publications sur les réseaux sociaux seront copiés sur le site personnel. Ainsi, le jour où l’utilisateur souhaitera quitter Facebook, il ne perdra pas ses photos, ses interactions, ses articles et autres.

Ce qui est peut-être le plus important dans l’approche POSSE, c’est qu’un utilisateur peut décider d’avoir son propre site indépendant pour reprendre le contrôle de ses données, tout en continuant à interagir avec ses contacts, en bénéficiant de l’audience des grands réseaux sociaux centralisés. Ainsi, il n’est pas nécessaire de choisir entre contrôle de nos données et interactions sociales. C’est une excellente nouvelle : un tel choix serait nécessairement défavorable aux approches décentralisées.

Offrir une plus-value immédiate à l’utilisateur

Soyons lucides : à part une petite frange de geeks, rares sont les utilisateurs qui ont envie de changer leurs habitudes informatiques. Peur du changement, de l’inconnu, de perdre un système qu’ils ont eu du mal à faire fonctionner, les utilisateurs sont rarement téméraires quand il s’agit de changer d’ordinateur et de logiciels.

C’est pourquoi, si on veut toucher les utilisateurs au-delà du cercle restreint des libristes militants (dont je fais partie), si on veut les convaincre de passer d’un modèle centralisé à un modère SIRCUS respectueux de leurs données et de leur vie privée, il va falloir offrir une véritable plus-value.

Mauvaise nouvelle : le contrôle des données, le respect de la vie privée ne sont pas suffisant, et ce pour une raison toute simple : ils ne sont pas tangibles ; il est très difficile de voir, de ressentir, que l’on contrôle nos données et que notre vie privée est mieux protégée. La preuve, les gens ont mis des années à comprendre qu’elle ne l’était pas quand ils sont passé sur Facebook.

Pour donner envie à un utilisateur de passer au modèle SIRCUS, il faut lui donne un avantage tangible, désirable et immédiat.

Offrir une expérience utilisateur comparable à celle de Google, de Facebook ou de Dropbox n’est pas suffisant : l’effort à fournir pour passer du modèle centralisé à l’approche SIRCUS est beaucoup trop élevé pour utilisateur. Pour le convaincre, il faut lui offrir un « moment Ahah », un moment où il se dira « Ah oui, c’est génial ce truc, je n’aurais pas pu le faire avec Facebook ou Google ». Les américains appellent cela la « killer feature », la fonctionnalité qui tue.

Tout le défi pour ceux veulent construire des offres SIRCUS se trouve là… et il reste encore à découvrir !