Tim Bray, co-inventeur de XML, nous livre magistralement une histoire et une leçon sur les brevets logiciels. J'ai traduit son article (avec son accord). A méditer :

Une histoire horrible de 50 Gigas. Il y a une dizaine d'années, je travaillais pour la société Open Text, que j'ai co-fondé. A ce moment-là, on travaillait surtout dans les logiciels de recherche. Notre logiciel tournait en 32 bits, mais j'avais trouvé une bidouille lui permettant d'effectuer des recherches sur des milliards de mots en le faisant fonctionner en parallèle.

Un jour, j'ai reçu un coup de fil de notre P.D.G. qui me dit : Tim, il faut que tu fonce chez Microsoft. On pourrait peut-être leur vendre du logiciel pour exploiter une base de donnée de 50 giga-octets. J'ai ricané : Tom, descend de ton nuage, personne n'a 50 giga-octets de texte. (C'était avant l'avènement du Web). Il me répond : Ils ont acheté le texte entier de tous les brevets US. Ah bon, d'accord.

Donc les gens de Microsoft ont contruit un système incroyable de la taille d'une douzaine de frigos avec une cinquantaine de machines en rack de Compaq, Dell ou autre (...) sous le tout nouveau (à l'époque) NT4.

Faire tourner ce truc a été toute une histoire, mais ce n'est pas celle que je veux vous raconter pour l'instant. L'histoire qui nous intéresse s'est déroulée tard dans la soirée, alors que j'étais seul dans une salle machine à Redmond, et pour la première fois j'avais obtenu un index complet de la base. J'ai donc décidé de le tester. Etant donné que j'etais spécialisé dans le métier des logiciels de recherche, j'ai utilisé le logiciel de recherche pour chercher les brevets... sur les logiciels de recherche. Un heure plus tard, j'étais malade, assomé et horrifié. Tous les composants de base des logiciels conventionnels de recherche, y compris des morceaux datant des années 70, étaient brevetés. Liste d'enregistrements ? Breveté. Recherches booléennes ? Brevetées. Tokenisation (brevetée) des langues asiatiques (breveté), utilisant un automate fini (breveté) avec balisage intégré ? Tout était breveté. Recherche avec des serveurs parallèles (aïe) ? Breveté. La plupart par des gens dont je n'avais jamais entendu parler, mais, IBM, Xerox et Intel et bien d'autres grands noms étaient cités.

Je ne peux pas imaginer que le domaine de la recherche soit différent d'aucun autre domaine dans le logiciel. D'où la leçon ci-dessous :

La leçon, c'est que dans le logiciel, il faut partir du principe que tout est breveté. Vous ne pouvez rien construire, même de très novateur, sans violer le brevet de quelqu'un.

Bien sûr, une très forte proportion de ces brevets pourraient bien être invalidée par des travaux antérieurs, aussi bien dans le monde des brevets qu'ailleurs. Mais cela est coûteux. Un brevet est une arme très puissante dans les mains d'un avocat rusé, parce que la plupart des entreprises ne disposent pas de la trésorerie nécessaire pour résister à un procès en propriété intellectuelle.

GNU/Linux, bien sûr, viole des centaines de brevets. Tout logiciel de taille significative fait de même. Toute personne ayant de l'expérience dans le domaine des brevets logiciels, même si elle est moins extrème que la mienne, sait cela depuis des années. Tout capital-risqueur compétent dans le monde sait cela. Aussi, tout le tohu-bohu actuel est intéressant, mais il ne reflète rien de nouveau.

OSRM. Alors, qui est OSRM, au fond ? Leur site Web est étonnament peu prolixe quant à leur structure et à leur actionnariat ; c'est quand même bien de voir que Bruce Perens est à leur conseil d'administration (PDF), on va donc leur laisser le bénéfice du doute. Mais je dois dire que leur récent barouf (PDF) à propos de Linux violant potentiellement 283 brevets n'apporte quasiment rien de nouveau et ne peut pas se révéler exact. Pourquoi ? Parce que quand les gens disent Linux, ils pensent à un vaste ensemble de logiciels. On pense au noyau, bien sûr, mais aussi aux bibliothèques empilées sur d'autres bibliothèques, elles-même empilées sur encore d'autre bibliothèques, lesquelles reposent sur des outils et des compilateurs, qui font ensemble le lien entre le silicium et les applications. Je garantis avec certitude qu'il y a bien plus de 283 brevets susceptibles de provoquer une étincelle dans l'oeil d'un avocat agressif.

IBM. C'est cool pour un employé d'IBM de monter sur une scène et d'annoncer qu'ils n'utiliseront pas les brevets contre le noyau Linux ; mais je pense à cet amoncellement de logiciels (qu'est GNU/Linux) et aux millions de dollars de revenus qu'IBM génère avec ses licences sur les brevets ; et je pense aux tensions liées à la concurrence avec les autres entreprises favorables à Linux. Au final, je ne pense pas que le problème se soit envolé. Tiens Jonathan est aussi sur le coup.

Le vrai problème. Je suis peut-être naïf, mais je ne suis pas vraiment inquiété par la possibilité d'IBM ou de Microsoft d'attaquer Linux. D'une part, la vague d'outrage que cela provoquerait, et donc l'image négative qui en résulterait serait probablement intolérable pour une entreprise coté en bourse. D'autre part, la communauté Linux trouverait (après de nombreux efforts) une façon de contourner les brevets. Cela nécessiterait beaucoup de travail, mais cela finirait par arriver.

Je suis par contre plus inquiêté par les spécialistes de la propriété intellectuelle qui chercheraient à faire de l'argent avec des portefeuilles de brevets inutilisés ; (il y a quantité de sociétés comme SCO dans le monde). Il pourrait s'agir d'une attaque juridique d'un composant périphérique de Linux qui soit à la fois visble pour l'utilisateur et disposant d'une forte proportion de lignes de code par développeur. J'ai ma petite idée sur la question.

Mais ce qui m'inquiète réellement, c'est que le système américain des brevets est complètement hors service. Il pompe de l'argent et des ressources de tout l'écosystème technologique. C'est une blessure sanguinolente pour notre métier, notre culture et notre peuple. Il est largement temps de le changer.

L'Europe est à deux doigts d'adopter les brevets logiciels, sur un modèle très proche (quoi qu'on en dise) de celui des américains. Veut-on vraiment importer un système mauvais pour l'innovation ? Alors que l'informatique européenne est en piteux état, veut-on vraiment la sacrifier plus encore ? Que l'on fasse cela au nom de l'innovation n'est pas le moindre des paradoxes de cette histoire.

Merci à Sophie G. pour le lien vers l'article de Tim... Mise à jour : suite à la demande de Tim, j'ai inséré deux paragraphes (IBM et OSRM) que j'avais sauté dans ma traduction.