Vallée d'Auvergne

Vallée d'Auvergne

J'entends déjà ricaner bon nombre de mes lecteurs qui se demandent si je n'ai abusé de l'herbe de provence qui fait rire. Je suis conscient d'être complètement à contre-courant de la tendance blinb-bling / Rolex / pipole / 4x4 du moment, mais je crois fermement qu'aujourd'hui, faire du code Libre, partager son savoir, se battre contre les monopoles, la privatisation des technologies et des réseaux, c'est préparer l'avenir, quitte à passer pour un doux rêveur aux yeux de nos contemporains.

Dans la nouvelle de Giono, le narrateur revient voir le berger qui plante ses glands plusieurs années après, et découvre qu'il y a maintenant une forêt :

Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant. J'étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.

Un peu plus tard....

En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l'Etat et interdire qu'on vienne y charbonner[1]. (...) J'avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquai le mystère. Un jour de la semaine d'après, nous allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l'endroit où avait eu lieu l'inspection. (...) C'est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers pour cette protection et il les terrorisa de telle façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons pouvaient proposer.

Là encore, le parallèle est frappant, entre d'une part l'environnement saccagé par l'homme, qu'Elzéard Bouffier va sauver ; et d'autre part ce qui fait notre avenir : la technologie. Dans les deux cas, on tente de la privatiser en la détruisant, en favorisant l'intérêt à court terme. Chez Giono, ce sont les bûcherons qui font du charbon de bois. En ce début du 21° siècle, c'est la protection de la prétendue "propriété intellectuelle" qui empêchent le partage des idées, qui tentent de contrôler le destin de leurs concitoyens, via les DRM, la prétendue "informatique de confiance", les brevets logiciels, les logiciels propriétaires.

Dans les deux cas, des gens à contre-courant vont préserver l'avenir en écrivant du code Libre, en espérant que la puissance publique fasse son devoir et protège ce patrimoine... Ils oeuvrent pour les générations futures, pour une grande idée, ils en vivent plus ou moins bien, ils aiment ce qu'ils font, mais surtout ce travail les dépasse.

A titre personnel, je me retrouve dans ce personnage. Bien sûr, aujourd'hui Mozilla me verse un salaire, comme environ 159 autres salariés mozilliens, mais aucun de nous n'attend des millions de dollars d'une éventuelle IPO, même si Firefox est valorisé à 4 milliards de dollars... Le fait est que comme Elzéard Bouffier qui n'était pas propriétaire du terrain, nous n'avons pas le contrôle du code. Le code produit est utilisable Librement[2] par tous. Au moment où j'ai monté Mozilla Europe avec Peterv, rejoint par Pascal et d'autres, aucun d'entre nous ne pensait en vivre un jour. Mais on sentait que c'était quelque chose d'important à faire, pour plus tard. Pour le Web. Pour les autres. Bien sûr, c'était intéressant, passionnant, délirant, pour tout dire. Et notre entourage nous le faisait bien sentir (je reviendrai sur ce sujet). Mais surtout, ça nous dépassait. Il fallait qu'on le fasse. Et si ça n'était pas nous, on ne voyait pas qui ça serait. Alors on a plongé, malgré les regards des autres, malgré l'absence de perspectives économiques. Et aucun de nous ne le regrette... Et puis voilà, 4 ans et demi après la création de Mozilla Europe, je découvre le court-métrage de Giono, dont le texte a été écrit en 1953, bien avant l'invention d'Internet, du Web, et même du logiciel. Et pourtant, Giono, pacifiste, idéaliste, moraliste, né à la fin du 19° siècle, avait déjà tracé le chemin de sa plume.

Si vous avez 30 minutes à consacrer à un court métrage extraordinaire, je vous encourage à le regarder et à laisser un commentaire ci-dessous, sur la parallèle entre les Libristes et Elzéard Bouffier, le vieux berger qui a redonné vie à toute une région.

Notes

[1] Note de Tristan : de couper les arbres pour en faire du charbon de bois, qui avait été la raison pour laquelle la précédente forêt avait été détruite, ce qui avait rendu la vie impossible dans la région.

[2] Dans les limites décrites par les licences GPL, LGPL et MPL, sous lesquelles il est mis à disposition.