Voilà un titre d'article que j'ai ruminé pendant des mois. Il vient d'un proverbe américain, "ignorance is bliss".

Ces dernières années, j'ai poussé les gens à voter. Le passage en force de cette première étape vers les brevets logiciels, contrairement aux règles régissant la commission européenne et à la demande du parlement européen m'ont sidéré. Comme Ludo, je me demande ce que fera le conseil sur les sujets que je ne suis pas capable de juger. Ma foi dans la démocratie est profondément ébranlée. Si j'avais décidé de ne pas me préoccuper de cela, si j'avais décidé d'ignorer le danger des brevets logiciels, je serais encore en train de croire à un idéal démocratique. Aujourd'hui, je n'y crois plus. L'ignorance est un bienfait.

De la même manière, si je n'avais pas appris à mes dépends a quel point Microsoft est prêt à tout pour tuer la concurrence et toute innovation qui mettrait en danger son monopole, je pourrais encore croire au progrès de l'informatique. Mais je n'ignore plus. Comment ignorer cela quand on a vécu en première ligne l'inclusion du navigateur dans le système d'exploitation en dépit de la loi anti-trust, quand on a été licencié suite à un accord amiable de 750 millions de dollars ? L'ignorance est un bienfait. Dans ce cas-là, l'ignorance est un luxe que je n'ai plus...

Je préférerais ne pas savoir que notre société de consommation, telle qu'elle est, n'a pas d'avenir, car la croissance n'est pas soutenable dans un monde fini. Je préférerais céder aux sirènes du marketing automobile qui m'affirme qu'une voiture c'est banal, et que c'est d'un 4x4 dont j'ai besoin pour me déplacer en ville. Seulement voilà, ce sait que le CO2 rejeté par l'automobile compte pour 40% dans l'aggravation de l'effet de serre, avec le réchauffement de la planète qui s'ensuit. Seulement voilà, je n'ignore plus, et l'ignorance est un bienfait.

Je préfererais continuer à utiliser Windows XP Service Pack 2, pour le plaisir de faire partie de la masse des utilisateurs, d'avoir le pseudo-confort intellectuel du type qui veut encore croire que Windows, c'est forcément cool, puisque presque tout le monde l'utilise. Mais j'ai lu le contrat de licence, et je ne peux plus ignorer l'inclusion du DRM et le fait que Microsoft et ses partenaires peuvent m'empêcher de lire des fichiers se trouvant sur mon propre disque dur. J'étais ignorant et heureux de l'être. Je ne le suis plus. L'ignorance est un bienfait.

Je préfèrerais regarder TF1 en me disant que c'est mon choix, que je le regarde parce que ça me divertit et que les programmes sont de qualité. Mais j'ai appris de la plume même du patron de TF1 que leur principal objectif, c'est de me faire acheter les produits des annonceurs. Je l'ignorais, mais ça n'est plus le cas. L'ignorance est un bienfait.

Je préfererais écouter les messages de l'industrie agro-alimentaire qui me disent que les hamburgers à 600 kcalories, c'est tout ce que j'aime, qu'il n'y a pas de mal à se faire du bien, et qu'il faut succomber aux délices des différentes confiseries, et autres plats en sauce, d'autant qu'il vaut mieux prendre une barre chocolatée industrielle qu'un croissant artisanal car sinon, je ne décolle plus... Mais je sais bien, et ma balance me le confirme (mon médecin aussi) que ça n'est pas vrai. Je préferais ignorer tout cela, car l'ignorance est un bienfait. (et vivement que les OGM arrivent dans nos assiettes, c'est le progrès !)

Je préfererais ne pas savoir que si la mode est si importante, c'est surtout qu'elle permet de rendre obsolète des vêtements (ou chaussures) quasiment neufs pour mieux faire travailler les petits enfants du sud-est asiatique. Mais manque de bol, je sais, et je ferais mieux d'ignorer, car l'ignorance est un bienfait.

Je préfererais croire que George W. Bush est un type bien et qu'il a attaqué l'Irak à cause des armes de destruction massive. Mais on sait bien que cela n'est pas vrai. Bush est felé est ça n'est guère rassurant. Encore un exemple que, décidément, l'ignorance est un bienfait.

Le proverbe américain originel est tiré d'un poème de Thomas Gray, un écrivain anglais. Mais il manque la fin de la phrase pour qu'elle prenne tout son sens :

where ignorance is bliss, 'Tis folly to be wise

Ce qu'on pourrait traduire par :

là où l'ignorance est un bienfait, c'est de la folie d'être sage.

Rarement citation n'aura été aussi juste.

Je voudrais tant qu'on me rende mon ignorance...

Je voudrais qu'on me rende mon ignorance pour que que je puisse consommer sans entraves (en 1968, c'etait la jouissance qui était sans entraves, maintenant c'est la consommation). J'aimerais pouvoir regarder la Star'Ac en m'extasiant sur le talent de ces jeunes qui montent (en oubliant que c'est Pascal Nègre et Patrick Le Lay qui tirent les ficelles), prendre du plaisir à m'imaginer au volant d'un Hummer à sentir une incroyable sensation de liberté, pour découvrir le monde et (ma) place dans ce monde, comme jamais auparavant, grâce au V8 à 6 litres de cylindrée. J'aimerais pouvoir m'extasier sur le fait que le pop-up blocking est un vrai pas en avant pour Internet Explorer et tous les utilisateurs du Web, et que ça justifie bien les 60 milliards de dollars en banque pour Microsoft et plus de trois ans d'attente pour les utilisateurs.

J'aimerais... Mais je ne peux plus... Je n'ignore plus, et je ne peux pas revenir en arrière...

Et maintenant que vous avez lu ce billet, vous aussi vous savez ! A moins que... A moins que vous ne fermiez vite cette fenêtre et allumiez vite la télévision, en espérant que cette brutale révelation ne sera pour vous qu'un mauvais souvenir qui s'estompera sous les coups de boutoir du marketing et de la société de consommation.

A vous de choisir.