Vendredi 23 novembre 2012, j'ai été invité par la Fondation France Libertés - Danielle Mitterrand à participer au colloque Sur les pas de Danielle Mitterrand pour participer à une table ronde sur les biens communs. Bien entendu, j'ai parlé des logiciels Libres et d'Internet et de biens communs. Voici le brouillon du texte que j'avais préparé pour l'occasion. La version prononcée est évidemment un peu différente, parce que je n'ai pas strictement lu le texte. Attention, c'est long !


Je voudrais vous parler d'un bien commun dont nous avons tous, ici dans cette salle, un usage grandissant. Je veux vous parler d'Internet et de la façon dont il est menacé.

Rappelons qu'Internet touche tous les aspects de notre vie sans que nous le réalisions vraiment. Il nous permet de nous informer, de rester en contact avec nos proches malgré les distances. Il nous permet d'apprendre, et Wikipedia est un outil fabuleux qui a changé pour toujours la relation que nous avons avec le savoir. Internet est utile dans le travail, essentiel pour les loisirs. il permet de partager nos passions avec des gens au bout du monde. Il facilite même les rencontres amoureuses.

Internet est devenu indispensable à tous. Contrairement aux biens communs tangibles et fait d'atomes, Internet est composé d'électrons et cela lui donne une caractéristique étonnante : il est infini par nature. Il n'a pas de limite. Ca n'empêche qu'il peut être privatisé.

Internet est un formidable espace pour l'innovation et l'invention, et il faut préserver cela. Parfois, l'innovation est sans but lucratif, comme Wikipedia. Souvent, c'est à but commercial, comme Google, Facebook, Amazon et Apple.

Internet est paradoxal de ce point de vue là en ce sens qu'il a très largement bénéficié de la participation d'entreprises commerciales. De nombreuses sociétés ont en fait aidé à "faire grandir l'Internet". Pourtant, à mon sens et pour paraphraser Clémenceau, "Internet est une chose bien trop grave pour la laisser aux entreprises commerciales".

Permettez-moi de vous expliquer une chose essentielle et trop peu comprise dans le monde numérique dans lequel nous vivons : nous autres utilisateurs de logiciels dépendons totalement du bon vouloir de l'auteur du logiciel (ce qu'on appelle "le développeurs" ou "le programmeur"). L'ordinateur obéit exactement au logiciel qu'on lui a demandé d'exécuter. Ce logiciel est écrit par un développeur. Du coup, nous autres utilisateurs ne pouvons faire que ce qu'a prévu l'auteur du logiciel.

Lawrence Lessig, l'a longuement expliqué dans un livre fondateur intitulé "Code is Law", paru en 2000. Le code, c'est la loi du cyberespace. Celui qui contrôle le code fait la loi.

Vous utilisez Facebook ? Vous ne pouvez l'utiliser que comme l'ont décidé ses auteurs. Pareil pour Google.

Le pire est à venir, car depuis que nos téléphones sont devenus "intelligents" - c'est à dire qu'il sont devenus des ordinateurs - l'influence des développeurs est venu se faire sentir jusque dans nos poches et nos sacs à main.

Laissez-moi vous donner un exemple. Il faut savoir qu'Apple contrôle tout. Ils ont dessiné le téléphone, ils ont écrit le système d'exploitation et ils sont les seuls à décider ce que vous pouvez installer comme application dessus. Ils ont un contrôle total de l'AppStore. Vous voulez faire une application pour les appareils Apple ? Il faut payer, et il faut espérer qu'Apple voudra bien la distribuer à ses clients (en prenant 30% de marge). Trop souvent, l'application est rejetée. Prenons l'exemple du quotidien allemand Bild. C'est le plus gros tirage d'Europe occidentale, et il doit une partie de son succès au fait qu'il y a des jeunes femmes dénudées dans ses pages. Apple a bloqué l'application Bild jusqu'à ce que la version électronique du journal ne contienne plus de telles images. Il en a été de même avec l'hebdomadaire allemand Stern. Un caricaturiste américain, Mark Fiore, a vu son application supprimée, car "il ne respectait pas assez les personnalités représentées" dans son travail. Le même jour, il a obtenu le prix Pulitzer et Apple a fait marche arrière. Mais tous les auteurs d'applications rejetées n'ont pas cette chance.

Du même, sur la "liseuse" électronique Kindle d'Amazon, des livres de George Orwell (dont 1984 et La ferme des animaux) ont été supprimés à distance par la firme.

Que pouvons nous faire face à ces problèmes ? Devons-nous nous résoudre à l'impuissance ?

Pas nécessairement.

Permettez-moi de partager avec vous ce sur quoi je travaille depuis maintenant 15 ans, à savoir le projet Mozilla.

Mozilla est une fondation à but non-lucratif, et nous sommes connus pour faire le logiciel Firefox, qui est un navigateur, c'est à dire le logiciel qui vous permet d'afficher des pages Web. C'est un logiciel qui est devenu indispensable à près d'un demi-milliard d'internautes. Ses concurrents sont tous faits par des sociétés cotées en bourse, dont Microsoft, Google et Apple.

Notre approche, chez Mozilla, est d'être une organisation hybride. A but non lucratif, mais agissant sur un marché, offrant un logiciel concurrent de produits commerciaux.

Firefox est un logiciel Libre, c'est à dire que son code source, ce qui fait qu'il fonctionne, est ouvert à tous. Tout le monde peut le regarder, le modifier, le partager. D'ailleurs, le logiciel est réalisé en grande partie par des bénévoles du monde entier, qui collaborent sur Internet. Toutes les six semaines, nous sortons une nouvelle version de Firefox, plus rapide, plus évoluée, plus sécurisée. Disponible pour les machines Apple, Windows, Linux et les téléphones et tablettes sous Androïd, et ce en plus de 85 langues, la traduction étant réalisées par des bénévoles. Autrement dit, toutes les 6 semaines, nous offrons au monde environ 300 versions de Firefox. Gratuitement. Firefox est un logiciel qui non seulement permet d'accéder au Web et de consommer son abondance d'information, mais surtout il permet aux utilisateurs de le faire comme il le souhaitent, avec le respect de leur vie privée, avec la possibilité de personnaliser leur utilisation.

Parallèlement à Firefox, nous avons un programme éducatif intitulé WebMaker. Son objectif : faire que les utilisateurs d'Internet ne soient pas que des consommateurs passifs, mais s'approprient Internet, apprennent à "écrire sur le Net" et pas seulement à lire. Notre objectif, c'est de créer une nouvelle génération d'utilisateurs qui comprennent les rouages d'Internet et qui soit du coup acteurs de leur vie numérique.

Enfin, nous avons lancé une troisième initiative, qui s'appelle Firefox OS. C'est un système d'exploitation pour smartphone. Ce logiciel n'est pas encore finalisé, mais il vise à donner le pouvoir aux utilisateurs, pour éviter les problèmes que j'ai mentionné plus tôt à propos d'Amazon et d'Apple. Nous voulons aussi libérer nos smartphones. Bien entendu, comme tout ce que nous faisons, Firefox OS est conçu de façon collaborative et ouverte. C'est un logiciel Libre.

Voilà, j'en arrive à la conclusion, et j'espère que je ne vous ai pas trop barbé avec des termes techniques.

J'espère aussi que vous comprendrez l'urgence à protéger nos libertés sur Internet, à choisir des logiciels Libres, qui sont garants de nos libertés et nous permettent de contrôler nos vies numériques.

Si j'ai réussi à avoir votre attention et à vous convaincre de l'importance de ce que j'ai partagé avec vous, j'ai quelques conseils à vous donner :

  1. D'une part, je vous engage à soutenir financièrement des organisations à but non-lucratif qui luttent à nos cotés. Je pense par exemple à Wikipedia, à la Quadrature du Net, à Framasoft et à l'APRIL. Ils ont besoin de fonds, bien plus que ces grands groupes commerciaux.
  2. D'autre part, je vous encourage à utiliser des logiciels libres plutôt que des logiciels propriétaires. Il existe dans presque chaque cas une alternative libre au logiciel propriétaire. Renseignez-vous.
  3. Enfin, avant de faire un achat numérique demandez-vous dans quelle mesure vous n'êtes pas en train de vous enfermer dans une prison numérique.

Ainsi, avec une telle approche, en restant à la fois curieux et sur nos gardes, nous pouvons construire le futur numérique que nous voulons pour nous et nos enfants, pas celui qu'on voudrait bien nous imposer.

Je vous remercie de votre attention.