Je suis donc parti, et revenu, de vacances. J'ai préparé quelques affaires, bourré un sac étanche avec, j'ai fixé le tout sur l'arrière de la selle de mon antique moto italienne. 25 ans, 50 chevaux, 180.000 kilomètres au compteur, un look de vieille Harley, une vitesse de croisière de 110km/h. Objectif : faire le tour des copains de province via un maximum de départementales tournicotantes.

Direction Gerardmer : la première étape sera dans les Vosges. Un copain parisien est parti la-bas, a construit son chalet en bois, s'est marié, a fait un enfant (bientôt deux) et depuis, presque plus de nouvelles. Je suis parti plus tard que prévu, et en ce dimanche ensoleillé, je prends la Nationale 4, guère captivante mais nécessaire pour pour arriver dans les temps. Me voilà donc sur ma vieille machine, très low-tech avec son V-twin refoidi par air dont la conception remonte aux années 60, moi qui passe ma vie dans les logiciels et la haute technologie.

Cette fois-ci, j'ai décidé de partir seul. C'est la première fois. D'habitude, mon frère et/ou mon cousin m'accompagnent, mais pour une fois, ils ne sont pas disponibles. Cela fait presque deux ans que je n'ai pas conduit ma vieille machine sur une longue distance : la fin de Netscape, l'incertitude avant et après m'en ont empêché. Me voilà donc filant (laissez moi mes illusions de vitesse) vers l'Est à 90km/h, un ciel bleu magnifique, et une drôle de sensation : je rêve, ou est-ce vrai ? Il fait beau et je roule en moto ? Mieux encore, je suis parti pour rouler sur une distance incroyablement longue, presque infinie, et ça change tout. Oui, ça peut paraître absurde, mais le voyage en moto est une fin en soit, et la destination n'est qu'un moyen. Je roule seul, donc, mais la moto est par essence un plaisir solitaire (ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit). Je roule et je savoure cet instant de liberté, d'infini, de plaisir un peu masochiste (la machine vibre bigrement et le vent secoue mon casque en permanence), plaisir que j'avais presque oublié. La route elle-même n'a pas d'importance : je suis tout à ces sensations de tiédeur du vent, du souffle dans le casque, de paysages qui défilent. C'est monotone mais le souvenir est si lointain que le plaisir est intense. Il est d'autant plus intense que l'engin que je pilote est franchement rustique : nous sommes bien loin du confort des berlines à 4 ou à 2 roues, car toute manoeuvre demande effort et concentration. Les commandes sont dures, peu ergonomiques, et la machine vibre, ronfle et ne se laisse pas dompter facilement, par rapport à une moto moderne. C'est de là que vient une grande partie du plaisir. Alors que quasiment toutes les machines modernes forcent leur pilote retenir la puissance et à sous-utiliser autant le moteur que le chassis par peur du képi, je fais le plein de sensations dès les premiers tours de roue à modeste allure. Cette vieille machine est vivante, drôle, pleine de caractère et, on le verra, de surprises. A 80 km/h sur cette nationale sans intérêt, seul sur mon antiquité, j'ai déjà la banane sous le casque. C'est encore mieux à la perspective de retrouver mon ami Hervé et son épouse Valérie, avec leur petit Paulo.

Lors des derniers kilomètres, les virages, les vrais, font leur apparition. Pour le parisien en scooter que je suis habituellement, les virages ne sont pas si fréquents. La preuve, mon pneu de moto est à section carrée, à force de rouler tout droit ! J'appréhende, ma trajectoire n'est pas franche (voire carrément brouillon), l'angle est timide et le style catastrophique, mais ce denier compte moins que le plaisir. Oui, mes habitudes sont rouillées, mais elles sont toujours là. Et puis c'est pour moi l'occasion de retrouver les Vosges, ou j'avais fait, 6 ans plus tôt, ma première concentre, ces réunions de motards. A l'époque, c'était déjà sur ma vieille Guzzi et avec des motards rencontrés sur Internet, sur le newsgroup fr.rec.moto, dont j'arbore toujours l'autocollant sur mon pare-brise.

J'arrive donc à Gerardmer, première étape de mon voyage. Je tombe dans les bras d'Hervé, que je n'ai pourtant pas vu depuis longtemps. Il me fait visiter sa maison, au bout d'une petite vallée, près des pistes de ski. On partage des souvenirs, un coup de rouge, un poisson en papillote, des sourires, le plaisir de se retrouver. On retrouve ce respect mutuel après toutes ces années et malgré des trajectoires personnelles très différentes. Je ne peux décrire ce bonheur simple qu'est l'amitié, ponctuée de rires, de silences complices, de remarques banales comme c'est vrai que t'es bien installé ici, de nouvelles des uns et des autres. Ce soir, je suis étourdi par les vibrations de ma machine et le vent dans le casque, mais plus encore, par ces retrouvailles toutes simples avec des gens que j'estime, ravi que je suis de ne pas les avoir complètement perdu de vue. Le voyage est une fin en soit, disais-je. Je viens de réaliser que les retrouvailles et l'amitié aussi.