Ma chère et tendre m'a donné un article paru dans les Echos du 27 Août 2004. Intitulé Le mythe des logiciels gratuits, cet article tente en substance de démontrer que le Libre est une arnaque qui revient bien plus cher que le modèle propriétaire. Il affirme à juste titre que le Libre a un coût, mais il a (au moins) cinq défauts :

  • l'auteur mélange Libre et gratuit ;
  • il considère que le Libre n'est qu'un problème de multinationales et passe totalement sous silence l'aspect communautaire du développement ;
  • il mentionne les études (souvent plus que douteuses) démontrant que le Libre est plus coûteux que le modèle propriétaire ;
  • l'aspect Libre et Open Source du logiciel est occulté (et par là même les avantages économiques liés à ces aspects) ;
  • l'utilisation de formats ouverts est elle aussi oubliée, avec tout l'intérêt que cela apporte.

Voyons cela avec plus de détails :

(...) la conception d'un logiciel n'est qu'une part de sa chaîne de valeur. Suivent d'autres maillons qui ne peuvent être offerts gratuitement : intégration, formation, support, etc. Ces activités à forte valeur ajoutée se retrouveront dans le coût complet d'usage du logiciel libre. Pour cette raison, les grands du logiciel libre sont aujourd'hui des compagnies privées souvent cotées en Bourse : IBM, Red Hat, Novell, Sun... On retrouve en finale de cette compétition, d'une part, des éditeurs de logiciels propriétaires et, d'autre part, des entreprises qui vendent leurs services et pour qui la gratuité sert de produit d'appel pour la facturation des prestations. Il ne s'agit donc plus d'opposer deux visions du monde : une logique « don et contre-don » dans le logiciel libre et une logique « marchande » dans le logiciel propriétaire. Ce sont en fait bien deux modèles économiques qui sont en concurrence. Et l'économiste se sent soudain à l'aise, car nous sommes dans un cas de figure assez conventionnel.

Certes, il y a des entreprises qui intègrent le Libre dans leur business model :

  • les constructeurs, comme IBM
  • les intégrateurs et SSLL ;
  • les éditeurs de distributions (Novell, Red Hat, MandrakeSoft) ;
  • les sociétés comme Apple, qui intègre des technologies propriétaires sur des parties Libres (Darwin, Webcore/KHTML).

Pour autant, il ne faut pas occulter ce qui est finalement l'essentiel du Libre : sa communauté de bénévoles ! Je pense en particulier à l'excellent Debian, ou encore la Mozilla Foundation, qui est sans but lucratif. A vouloir se sentir soudain à l'aise, l'économiste va trop vite et occulte ce qui ne rentre pas dans son mode de pensée, et qui est pourtant un des piliers du système Libre...

Certains retours d'expérience dans la sphère publique en Europe suggèrent que les coûts aval des logiciels libres sont élevés. A Nuremberg (Allemagne), la municipalité a envisagé de migrer vers le logiciel libre, mais l'étude préalable a conclu, en mai, que la solution avec logiciel propriétaire serait 30 % moins chère. Car il s'agit d'un processus lourd : former les utilisateurs, assurer l'intégration de logiciels complexes, pallier les manques d'applications disponibles, maintenir, réparer...

Il est indéniable que la migration d'un système vers l'autre (dans un sens ou dans un autre), a un coût. C'est une certitude, et il convient de mesurer cela avant de se lancer dans une telle migration. Il reste aussi à faire réaliser des études qui soient crédibles. Et là, le FUD tourne à plein (voir aussi l'édifiante histoire de Newham).

Le débat a également cours en Irlande. Le ministre à la Société de l'information, Mme Mary Hanafin, a déclaré fin avril que les choix publics devaient intégrer l'ensemble des coûts sur la durée d'exploitation des logiciels, estimant que les logiciels libres pourraient s'avérer trop onéreux sur le long terme pour le secteur public irlandais.

Il est certain qu'il faut tout prendre en compte, l'ensemble des coûts, mais aussi l'ensemble des avantages apportés par le Libre. Et c'est bien là un autre reproche que je fais à l'auteur de cet article : on passe complètement sous silence les avantages du Libre. Je dis bien Libre et pas gratuit, car c'est la Liberté qui compte, au moins autant que le prix. Certes, pour un économiste, on peut s'attendre à ce qu'il se focalise sur l'aspect financier. Passons donc en revue les avantages du Libre :

  • Indépendance vis-à-vis du fournisseur, via la disponibilité du code source et la possibilité de forker et de personnaliser ;
  • Plus grand choix d'outils via l'utilisation de formats ouverts ;
  • Maîtrise des coûts (et dates) de mise à jour des licences (pas d'éditeur pour vous forcer à paye un contrat de maintenance ou à changer de version sous pretexte que la précédente n'est plus supportée) ;

L'auteur conclut ainsi :

(...) Si l'Europe veut une industrie de l'édition logicielle puissante, il serait opportun de soutenir la recherche dans ce domaine. Ce n'est certes pas une source d'économies à court terme, mais une voie de recettes pour l'avenir.

Cette conclusion est très intéressante. On peut certes rêver d'une industrie de l'édition logicielle puissante, mais il faut quand même réaliser qu'elle est actuellement inexistante ! Deux exemples :

  • Citez-moi les 5 premiers éditeurs de logiciels de gestion européens ! (réponse : SAP et Business Objects, mais impossible de trouver le troisième !)
  • Combien d'éditeurs européens dans les premiers éditeurs mondiaux ? A part le même SAP, et à ma connaissance, aucun (Microsoft, IBM, Oracle, SAP, Symantec...)

Bref, pour une industrie puissante, on repassera, surtout si les brevets logiciels, défendus par les éditeurs américains pour pouvoir protéger leur marché, sont finalement votés en Europe...

Alors justement. On veut que l'argent dépensé serve à créer (ou maintenir) des emplois en Europe dans le domaine des logiciels. De deux choses l'une :

  1. soit on achète des licences de logiciels propriétaires, et l'argent file droit vers les USA ;
  2. soit on opte pour le logiciel Libre, et l'argent finance des sociétés locales pour le service, tout en assurant l'indépendance technologique de notre beau continent.

Comme quoi, l'économie aussi, quand on la regarde avec un peu de recul, donne raison au logiciel Libre.

On constate donc que ma conclusion diffère très sensiblement de celle de Patrice Geoffron, qui semble bien s'être très largement inspiré du discours forcément partisan des éditeurs américains commercialisant du logiciel propriétaire. Au vu de la bio de l'auteur, doyen de la faculté d'économie de Paris Dauphine et spécialiste du conseil et et de l'économie japonaise, on n'a de toute évidence pas à faire à un imbécile. Alors pourquoi autant de désinformation dans cet article ? Quelques possibilités me viennent à l'esprit :

  • Un travail de commande, un peu baclé, avec une reprise d'information pré-machée fournie par le lobby des logiciels propriétaires ?
  • Un renvoi d'ascenseur à un grand client éditeur, profitant de son statut "d'expert en économie" pour obtenir une tribune dans Les Echos ?
  • Un parti-pris ultra-libéral niant tout intérêt au Libre ? (Si oui, Madellin doit passer pour un mou du genou à coté de Monsieur Geoffron !)
  • Une volonté de se faire l'avocat du diable et/ou de brosser le lectorat des Echos dans le sens du poil ?
  • Une méconnaissance patente de ce sujet d'actualité, mais qui devrait évoluer en savoir plus objectif avec le temps ?

J'espère que nous sommes dans ce dernier cas de figure. En effet, décrédibiliser un mouvement aussi important que le Libre, en laissant croire qu'une véritable et puissante industrie de l'édition de logiciels peut décoller en Europe, c'est ce qu'on appelle sur Internet, un troll, mais je ne suis pas sûr que les lecteurs des Echos l'apprécient à sa juste valeur. Si tel était le cas, je viens donc de le nourrir malgré moi.