Voici la suite (et fin) de l'interview réalisée par Thibault et Trang, de l'UTC. Vous pouvez revenir à la première partie.

3) Qui propose des améliorations (à Firefox) ? Notamment, comment sont nées les idées des onglets et des extensions? Et qui décide des nouvelles fonctionnalités à intégrer dans les nouvelles versions du navigateur? Un vote au sein d'un groupe décisionnel, un vote auprès des utilisateurs...?

Le problème n'est pas simple, c'est le moins que l'on puisse dire. Je vais revenir en arrière, si vous le permettez. Avant Firefox, il y avait la Suite Mozilla, dont la version 1.0 est sortie en juin 2002. C'était typiquement le genre de logiciel développé par les ingénieurs pour les ingénieurs. Il était puissant, avec des tas d'options, des centaines de préférences qu'on pouvait changer, avec plusieurs modules, dont le navigateur, le client de messagerie, un client IRC et un éditeur HTML. Coté interface, c'était franchement touffu, donc perturbant pour un utilisateur lambda. Et puis pour vraiment en tirer parti, il fallait aussi utiliser le module de messagerie, ce qui implique une migration souvent rebutante pour l'utilisateur. Au final, la Suite Mozilla n'a attiré que quelques millions d'utilisateurs, ce qui représente que 2 ou 3% du marché. La complexité de ce produit provenait en grande partie du fait que quiconque pouvait rajouter une fonctionnalité au logiciel.

Pour Firefox, une toute petite équipe a décidé de changer radicalement de méthode et de refuser le consensus. Le feedback était accepté, mais dans les forums, où il était souvent ignoré. Ensuite, l'équipe a décidé de retirer des fonctionnalités, ce qui est très inhabituel, en vue de simplifier l'interface utilisateur de façon drastique. Enfin, un mécanisme d'extension a été créé, de façon à ce que chacun puisse rajouter une fonctionnalité manquante sans avoir à l'imposer à tous les utilisateurs. C'était aussi une façon bien pratique de répondre aux critiques quand on refusait d'intégrer une fonctionnalité : "ca ne sera pas dans Firefox, mais vous pourrez créer une extension qui répondra au besoin". Cette nouvelle approche, orientée vers la simplicité et l'élégance, a porté ses fruits, puisque Firefox est aujourd'hui utilisé par plus de 120 millions d'utilisateurs réguliers.

Dans la lignée de cette nouvelle approche, nous sommes très attentifs à ce que les fonctionnalités rajoutées soient utiles à tous et en rendent pas l'utilisation de Firefox plus complexe. Souvent, les fonctionnalités sont créées par les contributeurs sous forme d'extensions, ce qui permet de tester des concepts sans interférer avec une version destinée au grand public. C'est le cas par exemple de "Session Restore", qui fait qu'après un plantage de l'ordinateur, on retrouve toutes les fenêtres et onglets, ainsi que leur contenu, comme si rien ne s'était passé. En fait, la communauté utilise le mécanisme d'extension comme un laboratoire virtuel de R&D. Ce qui est utile à tout le monde est réécrit et intégré dans Firefox. Ce qui est utile à une minorité reste sous la forme d'extension.

4) Combien de développeurs travaillent sur le projet (combien sont rémunérés, combien travaillent bénévolement, si vous avez une idée)? Est-ce que le fait de travailler sur Firefox est pour les développeurs bénévoles une manière de valoriser leurs compétences, de se faire connaître, et sert de tremplin vers un emploi rémunéré?

Il y a actuellement environ 120 employés dans le monde, pour des dizaines de milliers de contributeurs, à des niveaux très variables. Plusieurs centaines de personnes contribuent occasionnellement du code, et environ 38% du code de Firefox provient de contributeurs qui ne sont pas employés. Mais il ne faut pas oublier les testeurs, les localiseurs (du site et de Firefox), ceux qui animent les forums d'aide et publient des articles (comme Geckozone pour les francophones), et tous ceux qui font la promotion de Firefox, de Thunderbird et les logiciels Libres.

Les motivations des bénévoles sont très variables et évoluent au cours du temps, en fonction des tâches qu'ils peuvent effectuer. C'est souvent récréatif et valorisant de savoir qu'il y a un peu de soi dans un logiciel téléchargé près de 500 millions de fois en 3 ans. Certains le font pour sauvegarder leur culture (je pense aux localiseurs qui traduisent le logiciel en Basque ou Catalan, par exemple), et c'est aussi un formidable moyen d'apprendre de nouvelles choses techniques, de relever des défis technologiques aussi. Et puis c'est une aventure humaine : même si je ne contribue pas de code à Mozilla, j'ai un respect immense pour tous les membres de la communauté, de Mitchell Baker (Chairman de Mozilla) et Brendan Eich (Inventeur de JavaScript et CTO) au plus humble. C'est quelque chose qui se vit de façon électronique et dans la vraie vie, quand on se rencontre dans des conférences et qu'on partage un verre pendant une conversation enflammée sur des détails techniques avec des gens brillants qui partagent leur travail et la même passion pour un produit et une mission : promouvoir le choix et l'innovation sur Internet.

Pour ce qui est d'être un tremplin pour un emploi rémunéré, c'est certain qu'être bénévole est une façon de démontrer son savoir faire. La plupart des Européens qui sont payés par Mozilla sont des gens qui ont travaillé de façon bénévole et sont sortis du lot grâce à leur talent et à leur comportement au sein de la communauté.