J’aborde souvent le problème de la gratuité et de son irrésistible attrait pour les utilisateurs de produits technologiques, ce qui permet l’échange de services SaaS apparemment gratuits contre des données personnelles.
Dan Ariely, professeur de psychologie et d’économie comportementale a publié un livre étonnant, C’est (vraiment) moi qui décide (en anglais Predictably Irrational: The Hidden Forces That Shape Our Decisions). Dans ce livre, un chapitre porte sur le sujet de la gratuité. Il s’intitule très justement « rien n’est gratuit » et son élément central est l’expérience décrite dans l’extrait ci-dessous. Elle explique beaucoup de choses sur l’attrait de la gratuité.
Au dessus de notre étal, une grande pancarte annonçais : « Un chocolat par personne. ». Les clients attirés par cette offre découvraient, en s’approchant, les chocolats proposés, ainsi que leurs prix. Pour les profanes : Lindt est une marque suisse qui sélectionne les meilleurs cacaos pour ses chocolats depuis 160 ans. À l’unité, leurs délicieuses truffes coûtent environ 30 cts, quand on les achète en gros. Quant aux Kiss de Hershey, il s’agit d’honnêtes chocolats, tout ce qu’il y a d’ordinaire. Il s’en produit 80 millions par jour.
Que s’est-il passé quand les clients sont venus se masser devant notre stand ? Avec la truffe Lindt à 15 cts et le Kiss à 1 centime, la rationalité l’a emporté : comparant le rapport qualité/prix des deux chocolats, environ 73 % des clients ont choisi la truffe, et 27 % le Kiss.
Étape n°2 : introduction de la gratuité. Nous avons donc proposé la truffe à 14 cts, et le Kiss gratuit. Le prix de chaque chocolat n’avait diminué que d’un centime. Cela aurait-il la moindre influence ? Et comment ! Le modeste Kiss - gratuit - séduisit par moins de 69 % des clients (contre 27 % précédemment). Dans le même temps, la truffe Lindt vit sa popularité s’effondrer, passant de 73 à 31 % d’aficionados.
Analysons la situation. (…) Là où le bât blesse, c’est quand le produit gratuit entre en concurrence avec un autre. Par se seule présence, il nous conduit à prendre une mauvaise décision. (…)
À lui seul, le mot « gratuit » déclenche en nous une réaction émotionnelle si forte que nous affectons à l’article concerné davantage de valeur qu’il n’en a. Pour quelle raison ? À mon sens, c’est parce que l’être humain a une peur intrinsèque de la perte. Et que le charme réel de la gratuité est lié à cette crainte. En choisissant un produit gratuit, on n’a visiblement rien à perdre. En revanche, si l’on s’intéresse à un article payant, alors là, oui, on risque de prendre une mauvaise décision - et de se retrouver perdant. Par conséquent, face à un choix, on préfèrera le produit gratuit.
On comprend donc que, en matière de prix, le zéro n’est pas un chiffre comme les autres (…) rien n’est plus puissant que la charge émotionnelle de la gratuité.
13 réactions
1 De Guillaume - 29/09/2015, 16:43
Que vois-je ? Un lien vers Amazon alors qu'il est disponible sur lalibrairie.com ?
https://www.lalibrairie.com/tous-le...
2 De jean marc - 29/09/2015, 19:34
bonsoir
décharge émotionnelle, en effet!! cette notion de gratuité m'a rappelé que je n'avais pas acheté le pain! chez nous les deux boulangers font 4 baguettes tradition/festival pour le prix de 3 tous les jours...
3 De yeKcim - 29/09/2015, 20:15
Bonjour Tristan
Il y a quelque chose que j’ai du mal à comprendre sur ce blog ou dans vos interventions par rapport aux produits gratuits. Très souvent vous dites ou écrivez que si c’est gratuit c’est que l’utilisateur est le produit. Qu’il faut le plus souvent s’en méfier. La plupart du temps vous parler alors de SaaS. Mais cette argumentation très pertinente et intéressante, pourrait tout aussi bien s’appliquer pour Firefox ou GNU/Linux ou CosyCloud, qui m’ont rendu et me rendent bien service (sauf pour cosycloud car j’utilise owncloud en attendant que cosycloud soit multi-utilisateurs). Les anti-logiciels libres pourraient dire de faire attention, que si c’est gratuit il est nécessaire de se méfier… Bref, dire si c’est gratuit vous êtes le produit ne me semble pas toujours vrai donc l’argumentation complète est faussée par un de ses axiomes. Et pour en revenir à cet article, ce qui est étonnant c’est que pourtant la majeur partie des gens continuent à utiliser Microsoft Office au lieu de LibreOffice, Windows au lieu de Linux… Qu’en pensez-vous, n’y a-t-il pas un problème dans l’argumentaire ?
Ceci n’est aucunement un troll, il s’agit là d’un questionnement sincère d’un lecteur régulier
4 De Alexc Uper - 30/09/2015, 08:24
Encore une expérience dont la conclusion est faussée , le gratuit est pris parce qu'il est gratuit , et rien d'autre !
Il manque le compte de ceux prennent les deux : le gratuit et le rocher à 14cts .
La gratuité est un acte social pour tisser des liens (dans l'exemple c'est un lien commercial mais cela pourrait être autre).
5 De Gz - 30/09/2015, 14:18
Oh que oui !
J'ai un autre exemple bien réel, prenez une site comme dealabs, vous verrez qu'il n'y a aucune commune mesure entre un produit intéressant à un prix attractif et un produit complètement inutile mais dit "gratuit", ce dernier explose les compteurs...
6 De Alkaze - 30/09/2015, 15:23
Il manque quelque chose à ce raisonnement en mon sens.
Il y a une différence net entre un prix nul == "gratuit" et un prix non nul. Différence que l'on peut facilement voir en multipliant "l'achat".
Que je prenne 1 ou 30 Kiss, si il est gratuit, cela ne change rien pour moi. Par contre pour les truffes, si j'en prend 30 je payerai 30 fois plus que pour une.
L'expérience aurait beaucoup plus de sens si dans le cas où les Kiss sont gratuits, on payait 14c pour autant de truffes que l'on souhaite (en ne permettant aux gens que de choisir l'un ou l'autre) .
Le résultat irait sans doute dans le même sens en fin de compte, mais serait plus intéressante.
7 De Desidia - 02/10/2015, 15:12
@yeKcim «ce qui est étonnant c’est que pourtant la majeur partie des gens continuent à utiliser ...Windows au lieu de Linux… Qu’en pensez-vous?»
Pour la majorité des utilisateurs, windows est perçu comme gratuit puisqu'ils le reçoivent avec l'ordinateur qu'ils achètent.
8 De hbbk - 05/10/2015, 15:58
Avec ce genre de raisonnement on devrait rouler tous en Rolls Royce. Les gens choisissent le moins cher et le gratuit simplement pour dépenser moins d'argent afin de pouvoir se payer plus d'autres trucs quitte à y laisser un peu sur la qualité.
9 De Comme une image - 07/10/2015, 18:23
(@ hbbk » la cherté n'est pas forcément gage de qualité, mais c'est encore un autre débat.)
Effectivement, choisir la qualité (ou disons : le rapport qualité / prix) plutôt que de n'avoir que le prix comme critère est un privilège dont tout le monde ne jouit pas.
Et il peut y avoir d'autres facteurs que le prix pour un choix.
Par exemple, les compétences.
J'ai choisi de payer un hébergement et un nom de domaine pour mon blog qui était précédemment sur une plateforme gratuite, pour être libre de mon contenu et être sûr que mes lecteurs n'aurait jamais à subir de pubs intempestives sur mon site. Mais cela me demande 1/ de l'argent 2/ des compétences techniques.
Le non-gratuit est parfois un choix élitiste (et probablement, les FB et autres le savent et en tire profit).
10 De Yann - 08/10/2015, 14:19
@yeKcim : le logiciel libre n'est pas gratuit... il a déjà été payé.
Ce n'est pas juste une litote ou du pinaillage : une fois le logiciel libre produit (et quelqu'un a payé pour ça : entreprises ou fondations rémunérant des développeurs, temps libre de passionnés, etc.), le coût de diffusion d'une copie est quasiment nul. D'où sa gratuité.
Il faut s'inquiéter de ce qui est indiqué comme gratuit alors que ça coûte à produire : un compte facebook par exemple.
11 De Tristan - 08/10/2015, 15:32
@Yann : merci d'avoir répondu à @yeKcim ! C'est exactement ça.
Un logiciel Libre et gratuit fait par une organisation à but non lucratif comme Mozilla ,n'a pas grand chose à voir avec un service commercial comme Facebook, qui coute chaque jour à fournir.
Cela dit, on peut avoir des logiciels Libres qui sont aussi des pompeurs de données. Chrome (basé sur le logiciel Libre Chromium) est un exemple...
--Tristan
12 De Guillaume - 15/10/2015, 12:18
Bonjour,
Personnellement j'aurais une autre explication :
Pour moi c'est un problème de fainéantise et de gain de temps. L'humain est fainéant par nature. En plus il vie constamment à la poursuite du temps qui passe. Il veut donc en faire le moins possible le plus rapidement possible.
Personnellement, si on me propose de choisir entre un chocolat gratuit et un autre à 14 cts, je prends le gratuit, par flemme de sortir de mon porte-feuille, de chercher 15 cts, de ne pas les trouver, de donner 1€, de devoir calculer combien de monnaie je vais devoir recevoir en retour, de vérifier, de remettre tout ça dans mon portefeuille en faisant tomber un pièce que je vais devoir ramasser. En fait il s'agit dans ce cas d'un rapport temps/travail/qualité/prix.
Par contre, si on me donne le choix entre 1 chocolat à 1 ct et un chocolat à 15 cts, comme de toute façon je vais devoir sortir mon porte-feuille pour payer, et que ça me prendra le même temps que je choisisse l'un ou l'autre des chocolats, du coup je prendrai la truffe à 15 cts car c'est sans doute le meilleur rapport qualité/prix.
Et puis d'une manière générale, il aurait fallu faire plusieurs fois l'expérience, car les gens peuvent avoir été influencés par ceux devant eux, par les commentaires des personnes autour, par la mise en valeur des chocolats, etc..
13 De Tristan - 16/10/2015, 11:54
@Guillaume : très bonnes remarques !
En fait, il y a eu toute une série d'expériences de faites en vue d'éliminer plusieurs hypothèses quant à ce qui aurait pu brouiller les résultats. En effet, Dan Ariely s'est demandé si l'effort de sortir son porte-monnaie influait ou pas. Alors il a mis son stand de chocolats dans la ligne du self-service ou de toutes façons les sujets observés devaient sortir de quoi payer.
Cela n'a rien changé et l'attrait irrésistible de la gratuité a été à nouveau validé.