J'ai lu, il y a quelques temps le livre l'Amérique Pauvre, de Barbara Ehrenreich, en version française, publié chez Grasset. L'histoire (vraie) est toute simple : se demandant comment les femmes seules peuvent survivre avec les bas salaires, alors que l'équivalent américain des allocations familiales est supprimé, Barbara Ehrenreich a s'est glissée dans la peau d'une mère divorcée cherchant du travail. Le sous-titre de l'ouvrage, comment ne pas survivre en travaillant ne peux pas être plus clair.

L'auteur tente à plusieurs reprises de se faire une place dans ce que Raffarin appellerait l'Amérique d'en-bas. Serveuse et aide-soignante en Floride, Femme de ménage dans l'état du Maine et vendeuse chez Wal-Mart dans le Minnesota.

A chaque fois, le même scénario : trouver un logement très bon marché, trouver le travail le moins mal payé, subir les entretiens d'embauche et le dépistage anti-drogue, tenter de survivre avec le peu d'argent qu'il reste après avoir payé le loyer dans un motel minable, sans frigo ni micro-ondes, prenant dès que possible un second emploi en plus du premier pour arriver à joindre les deux bouts.

Restant à chaque fois plusieurs semaines dans chaque ville, Barbara Ehrenreich décrit par le menu son expérience de nouvelle pauvre, avec une précision toute scientifique, émaillant ses propos de faits et de statistiques qui font souvent froid dans le dos :

En 1996, le nombre de personnes ayant deux emplois ou plus étaient 7,8 millions, soit 6,2% de la main d'oeuvre totale. Le pourcentage était identique ou presque pour les hommes et les femmes (6,1% contre 6,2%). Environ deux tiers des personnes concernées avaient un emploi à plein temps et un autre à temps partiel. Seule une minorité héroïque - 4% des hommes et 2% des femmes - avaient deux emplois à plein temps. (John F. Stinson Jr. "New Data on Multiple Jobholding Available from the CPS", Monthly Labor Review, mars 1997).

Le sérieux du sujet n'empèche pas quelques moments fameux :

(...) peut-être pourrions-nous parler de la grande Némésis de la femme de ménage - le poil pubien ? Je ne sais pas ce qui se passe dans la haute société américaine, mais ils ont l'air de perdre leurs poils pubiens à une cadence alarmante. On en trouve des quantités dans les cabines de douches, les baignoires, les Jacuzzi, les descentes d'eau et même un nombre incalculable dans les lavabos. J'ai passé, un jour, un quart d'heure accroupie dans un énorme Jacuzzi pour quatre personnes, à me rendre folle pour ramasser tous les petits serpentins noirs, invisibles sur la faïence aubergine, tout en restant fascinée à l'idée de voir les poils pubiens de l'élite économique, qui doit être chauve à l'heure qu'il l'est.

Au final, l'auteur démontre par l'exemple et de façon éclatante à quel point le libéralisme à tout crin génère des hordes d'exclus, de sans-grades, dont l'espoir est d'arriver à survivre et la crainte est celle de l'imprévu : sans assurance maladie, le moindre pépin de santé prend des allures catastrophiques. Et pourtant, Barbara Ehrenreich dispose d'atouts essentiels par rapport à ses confrères de misère. Blanche, bien élevée, en très bonne santé, parlant parfaitement l'anglais, sans enfants à charge, elle est largement plus susceptible de trouver un emploi et de le conserver qu'une mère célibataire latino, avec 3 enfants à charge.

J'ai passé ma jeunesse à entendre , à en mourir d'ennui, que "travailler dur" était le secret du succès : travaille dur et tu avanceras dans la vie, ou c'est en travaillant dur que nous sommes arrivés là où nous sommes. Personne ne m'a jamais dit qu'on pouvait travailler dur - plus dur que je n'aurais jamais imaginé - et s'enfoncer toujours plus profond dans la pauvreté et les dettes.

Parrallèlement, on apprend dans la presse que Walmart s'est vu refuser le droit de construire un supermarché géant dans la petite ville californienne d'Inglewood. Pourquoi une petite ville de banlieue refuserait-elle la création de 1200 emplois et 3 à 5 millions de dollars en retombées fiscales ? Quand on sait que les 1200 employés seront payés en dessous du niveau de pauvreté, on comprend mieux l'importance de ce refus. Pourtant, Walmart avait mis le paquet, avec une campagne d'un million de dollars pour convaincre la population du bien-fondé de leur installation.

L'auteur du livre décrit de l'intérieur la vie de ces nouveaux esclaves, certes payés, mais mis dans des situations de dépendence telles qu'il n'est pas possible de s'échapper. Les chaines d'acier ont disparu au profit des salaires trop bas, des factures trop fréquentes, de la nourriture trop chère pour manger correctement à sa fin. Laissons-lui le mot de la fin, point d'orgue de ce livre poignant sur des gens ordinaires :

Lorsqu'une personne travaille pour moins que ce qu'il lui faut pour vivre - lorsque, par exemple, elle connaît la faim pour que vous puissiez manger moins cher -, cela veut dire qu'elle a fait un grand sacrifice pour vous, qu'elle vous a fait don d'une partie de ses qualités, de sa santé et de sa vie. Le "Pauvre qui travaille", comme on l'appelle à juste titre, est en fait le grand philantrope de notre société. Il néglige ses propres enfants afin qu'on prenne soin des enfants des autres ; il vit dans des logements insalubres pour que les logements des autres soient étincelants ; il souffre de privation pour que l'inflation reste négligeable et que la Bourse grimpe. Etre un pauvre qui travaille, c'est être un donateur anonyme, un mécène sans nom.