Imaginons un instant, cher lecteur, que je sois le Directeur Informatique d'une grosse structure, publique ou privée. Mon Directeur Général et mon Directeur Financier me mettent la pression pour que l'outil informatique soit plus rentable ou moins coûteux, et s'apprêtent à réduire mon budget en conséquence. Je me retrouve dans la position classique où je dois faire plus avec moins. Heureusement, le logiciel Libre est là, me dis-je ! Je commence donc à me documenter sur le sujet, et même à lancer une étude sur les coûts de migration et les risques technologiques, auprès d'un grand intégrateur. Mes projets finissent fatalement par se savoir, les enjeux autour du Libre étant largement médiatisés. Si ça n'est pas le cas, je peux de toutes façons organiser une telle fuite.

Et là, je peux mettre mes pieds sur mon bureau, penché en arrière sur mon fauteuil en cuir, les mains derrière la tête, et rester là à regarder le microcosme informatique s'agiter suite à la publication de l'information. Je peux aussi garder le téléphone à portée de main : il ne devrait pas tarder à sonner, avec, à l'autre bout du fil, un interlocuteur haut placé chez mon principal fournisseur de logiciels. L'objectif de ce dernier : me faire changer d'avis quant au Libre. Là, il faut bien l'avouer, la partie va se corser, et il me faudra des nerfs d'acier. Voilà les différentes phases par lesquelle va passer ma relation avec ce grand fournisseur :

  1. Le FUD. Mon interlocuteur va me faire comprendre qu'à choisir le Libre, je vais risquer mon poste, pour avoir mis mon entreprise dans de sales draps. Je vais entendre les arguments classiques de la campagne Get the facts, et quantité d'autres, bien plus flous, comme des allusions pas toujours fines aux différents procès de SCO aux utilisateurs finaux. Pour vous, cher lecteur, qui vous demandez ce qu'on peut entendre comme arguments de type FUD, lisez-donc le discours de Rob Enderle lors de la dernière conférence SCO, c'est édifiant (cardiaques et femmes enceintes s'abstenir, les autres, pensez à prendre l'antidote).
  2. Les menaces, pas toujours voilées. Il est improbable que j'arrive à me débarrasser totalement de l'emprise de ce fournisseur, ne serais-ce que sur le poste client. Aussi, on pourra me faire comprendre à demi-mot que je risque un arrêt brutal des remises commerciales qui m'étaient jusqu'alors attribuées, d'où l'augmentation de mon budget bureautique. A moins, bien sûr, que je ne revienne à des pratiques plus raisonnables et décide de ne pas migrer vers du logiciel Libre.
  3. Les arguments budgétaires contre le Libre portant sur les coûts cachés induits par la migration des applications, les tests à mener, la formation des utilisateurs etc. Ces arguments me seront donnés par une entreprise prétendûment indépendante, mais commissionnée par mon fournisseur.
  4. Les arguments sécuritaires, tendant à démontrer que dans l'environnement propriétaire de mon fournisseur, les problèmes de sécurité sont bien moindres que dans le monde du Libre.
  5. Les arguments budgétaires en faveur de mon fournisseur. Pour peu que je laisse la porte entr'ouverte vers de nouvelles négociations, et après avoir fait mariner mon fournisseur (si possible en faisant de nouvelles annonces pro-Libre), il reviendra vers moi avec des conditions commerciales à faire pâlir de jalousie n'importe quel marchand de tapis. Si je mène bien ma barque, en échange d'un contrat de longue durée m'engageant à ne pas utiliser de solutions adverses, je peux obtenir des remises hallucinantes, dépassant les 90%. Ah, évidemment, pour en arriver-là, je vais peut-être devoir accepter qu'ils fassent une étude de cas marketing me citant, laquelle expliquera pourquoi je choisirais le modèle propriétaire plutôt que le Libre, bien plus coûteux pour moi. (90% de remise, ça peut paraître énorme, mais il faut voir que le fournisseur doit choisir entre toucher 10% du prix tarif ou rien du tout, sans compter que cela crée un précédent qui pourrait s'avêrer facheux car exploité par les partisans du Libre).

C'est exactement ce qui vient de se passer avec la ville de Newham, dans la banlieue de Londres. Une première étude, réalisée à la demande de la ville, montrait la supériorité du libre sur une solution made in Redmond. Par la suite, une nouvelle étude, réalisée par Cap Gemini et financée par Microsoft, "démontrait" que la solution propriétaire était plus sécurisée et moins coûteuse que celle sur base de logiciels Libres. Newham s'est donc tourné vers Microsoft, a signé un accord d'une durée de 10 ans (après des négociations au plus haut niveau) et a même fait une conférence de presse pour remercier son fournisseur. Merci qui ? Merci le logiciel Libre !

Lors de la conférence de presse, les journalistes présents (pas toujours des rigolos, il faut bien le dire), n'ont pas pu s'empêcher d'éclater de rire quand les arguments financiers et sécuritaires ont été avancés. Il faut dire que là, c'était vraiment un peu gros.

Un certain nombre de grands entités ont annoncé (directement ou via des fuites) leur volonté de passer au Libre. La ville de Munich, l'administration française, la ville de Vienne, la ville de Paris, et quantité d'autres que je ne peux pas lister ici. Mais au fond, combien ont sincèrement la volonté de faire le choix du Libre ? A l'inverse, combien se servent du Libre pour rétablir une simili situation de concurrence, disparue avec le monopole de Redmond ?

A mon sens, l'adoption du Libre, c'est comme le sexe chez les adolescents : ce sont ceux qui en parlent le moins qui le font le plus. Je sais de quoi je parle, je tape ce texte sous Windows ! ;-)