Beaucoup d'encre virtuel a coulé à propos de la création par Mozilla Foundation de Mozilla Corporation. On a entendu et lu énormément de bêtises sur le sujet. Il faut dire que le sujet porte au fantasme, d'autant que c'est l'été, les rédactions sont sous-staffées plus encore que d'habitude, alors on a plus de chance de tomber sur quelqu'un qui connaît mal le dossier, ou qui est débordé, même si on est pas à l'abri d'une bonne surprise. Ainsi, j'ai été interviewé par ZDNet.fr et par 01Net.com, et dans les deux cas, cela a donné des interviews respectant très fidèlement ce que j'ai pu dire. Bravo à Estelle Dumout et Guillaume Deleurence pour leur professionalisme (Guillaume Deleurence travaille sur enregistrement, ce qui prend plus de temps, mais est garant de qualité).

Ainsi donc, comme je l'écrivais en anglais, Mozilla Corporation a été créé, mais ça n'est pas une entreprise typique.

Chris Blizzard, membre du conseil d'administration de Mozilla Corporation, écrit cela très bien (surtout après une rapide traduction de votre serviteur) :

Nous avons créé une entreprise. Cette entreprise est la propriété à 100% de Mozilla Foundation. Même si l'entreprise n'est pas à but non lucratif, il est important de comprendre que l'objectif premier de la nouvelle entreprise est identique à celle de sa parente : "promouvoir le choix et l'innovation sur Internet". Le but premier n'est pas de créer de la valeur pour les actionnaires. C'est un but radicalement différent que celui couramment rencontré dans les entreprises à but lucratif. Nous faisons très attention dans notre communication en disant "filiale soumise à l'impôt" plutôt que "filiale à but lucratif". Pour résumer : la nouvelle filiale n'est pas une entreprise qui va vendre des produits, elle ne fera pas d'introduction en bourse et n'est pas là juste pour faire de l'argent. Ca n'est rien d'autre qu'un mécanisme pour atteindre les objectifs de la Mozilla Foundation et du projet Mozilla.

Alors pourquoi créer une filiale soumise à l'impôt en plus de la Foundation existante ?

La raison est simple à comprendre... pour peu qu'on ait des notions sur la réglementation fiscale en cours aux USA dans le domaine des fondations à but non lucratif :-)

Attention

Si vous n'avez pas peur des approximations et autres inexactitudes qu'un ingénieur français pourrait faire en vous expliquant cela, vous pouvez fermer la fenêtre et plonger sans réserve dans la théorie du complot. Sinon, je vous demande la plus grande indulgence dans la lecture de ce qui suit, et je me permet de vous féliciter à la fois de votre témérité et de votre soif de comprendre ;-). Après ces précautions d'usage, je continue mes explications ? C'est parti !

Un peu d'histoire

Quand Mozilla Foundation a été créée en juillet 2003, on n'imaginait pas qu'on puisse gagner de l'argent en faisant un navigateur Libre diffusé gratuitement face à un monopole aussi puissant que Microsoft.[1] On crée donc une structure légère prévue pour vivre principalement des dons, dont les deux millions de dollars d'AOL. Cette structure sera donc une entité de type non-profit (non lucratif), ce qui est, aux Etats-Unis, ce qui ressemble le plus à une association loi 1901, sans pour autant avoir les même droits et devoirs.

Un peu de fiscalité

Je vais laisser la parole à Mitchell Baker pour aborder ce sujet (je suis meilleur en traduction qu'en droit fiscal américain ;-) :

Les lois (fiscales) sur les entitées à but non lucratif sont bien balisées pour des organisations traditionnelles comme les musées, les universités et les associations caritatives traditionnelles. Mais pour les organisations comme Mozilla Foundation, qui développe et distribue des logiciels pour l'utilisateur final, le problème et tout neuf, et l'application de la loi pour ces organisations n'est pas clairement défini pour l'instant. L'expérience prouve que cette incertitude rend très complexe la gestion du succès de Firefox. Il est difficile de savoir quelles relations avec des entités commerciales il est opportun de poursuivre pour une non-profit et comment les structurer. Il est difficile de savoir ce qui est approprié ou pas en terme d'activité. Il est difficile de déterminer quels sont les moyens logiques pour une non-profit de gagner de l'argent, et ce qu'il l'est moins.

Des opportunités financières non prévues

Depuis le lancement de Firefox, Mozilla Foundation s'est rendu compte qu'il y avait des moyens de gagner de l'argent autres que les donations, dont les liens avec les sites listés dans la boite de recherche située en haut à gauche de Firefox, qui proposent par exemple des système d'affiliation. Si ces gains deviennent important sur le long terme, le fisc américain peut déterminer que le statut non-profit, qui fait que la structure est exemptée d'impôts sur les sociétés, a été attribué à mauvais escient, ce qui serait une mauvaise surprise.

Pour éviter cela, une filiale à 100%, non exemptée d'impôts, a été créée. C'est la Mozilla Corporation, tout simplement.

Pourquoi s'embêter avec cet argent ?

Là, c'est Frank Hecker qui vient à ma rescousse et explique cela très bien (de l'intérêt de bosser avec des gens intelligents) :

Rejeter toutes les opportunités financières serait certes une façon de se débarrasser de toutes les inquiétudes qui vont de pair, mais nous abandonnerions le revenu associé qui pourrait aider la Fondation a atteindre son objectif, qui est de servir le public.

Mais alors, ça change quoi ?

Franchement, pas grand chose. Les même gens vont travailler de la même façon, pour atteindre le même objectif qui est, rappelons-le, de promouvoir le choix et l'innovation sur Internet (sous entendu : sur le poste client). La bonne nouvelle, c'est qu'avec un peu d'argent, les choses sont souvent un peu plus faciles ! La preuve en est, c'est que Mozilla Foundation est passé d'une douzaine d'employés au début à une petite quarantaine, ce qui ne peut qu'aider le projet à avancer plus vite.

Pour Mozilla Europe, ça change quoi ?

Rien. Mozilla Europe est une entité indépendante qui n'est pas concernée par ce sujet pour l'instant.

Comment être sûr que Firefox ne deviendra pas payant ?

Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, Mozilla Foundation reste à but non lucratif, et possède 100% des parts de Mozilla Corporation. Personne ne peut racheter Mozilla Corporation. Même si c'était le cas, l'argent reviendrait à la Foundation et ne pourrait être redistribué.

Imaginons un instant l'impensable et que Firefox devienne payant (pure hypothèse de travail pour satisfaire les besoins pervers de se vautrer dans le pire du pire). Comme le code est sous licence GPL, rien n'est plus facile que de le récupérer sans demander la permission à qui que ce soit, et faire une variante qui ne s'appelle pas Firefox, et la distribuer à qui en veut. Ca devrait prendre le temps d'une compilation, soit quelques minutes :-)

Ensuite, il faut voir qui est au coeur du dispositif, la présidente de Mozilla Corporation : c'est Mitchell Baker. Mitchell s'est engagée à ce que Firefox reste Libre et gratuit. Et je la crois. Si Mitchell était intéressée par l'argent, je le saurais. Mitchell a mené le projet depuis 1998, depuis sa conception. Et il y a eu des moments vraiment difficiles. Par exemple, à une époque, certaines personnes haut-placées chez AOL/Netscape ont tenté de reprendre le contrôle de ce bidule Open-Source qui semblait leur échapper. Seulement Mitchell, employée AOL/Netscape, ne se laissait pas faire. Elle a dont été fichue dehors avec pertes et fracas. Mais même en perdant son boulot chez AOL/Netscape, elle n'a pas pour autant lâché le morceau, et a continué, bénévolement, à conduire le projet Mozilla, redoutant qu'il ne tombe dans des mains mal intentionnées si elle quittait le poste. En 2003, quand il s'est agi de créer Mozilla Foundation, elle était là, alors que le projet était dans un sale état. Elle a trouvé des sponsors et a convaincu AOL de donner 2 millions de dollars qui ont permis d'embaucher le noyau dur des contributeurs. C'est parce que Mitchell a fait tout ça, qu'en juillet 2003, le moral dans les chaussettes, malade d'avoir perdu mon boulot, j'ai décidé de monter Mozilla Europe sans savoir comment j'allais gagner ma vie. Il y a des moments comme ça où il y a des choses importantes à faire, et où le confort personnel passe au second plan. Je ne suis pas sûr que si Mitchell n'avait pas montré la voie, j'aurais plongé pour Mozilla Europe. Je me serais peut-être laissé tenter par un job alimentaire. Ca m'aurait évité de déprimer, de réduire drastiquement mon train de vie et de prendre au passage quelques kilos dont je me serais bien passé.

Conclusion

Voilà, cher lecteur, qui devrait te rassurer sur la démarche de Mozilla Foundation quant à Mozilla Corporation. Sache qu'en tant que membre du comité consultatif qui a mené cette réorganisation (dont je n'ai rien à gagner), j'ai participé à toutes les réunions sans jamais oublier que je suis avant tout un membre de la communauté. Tout ce qui a été dit, je l'ai confronté à mon statut de contributeur en me demandant si c'était une bonne chose. Je suis maintenant convaincu que la création de la Mozilla Corporation est probablement la meilleure des solutions face aux problèmes rencontrés.

Notes

[1] J'ai moi même écrit sur le sujet il y a presque deux ans.