Pendant ce temps-là, je m'agitais, distribuant des copies de l'essai d'Eric S. Raymond, The Cathedral and the Bazaar, répondant sans relâche aux questions des commerciaux, inquiets pour leurs commissions : et maintenant, comment je fais mon quota trimestriel ?. Les sceptiques étaient nombreux, et ils le sont toujours. Et puis AOL a acheté Netscape, et vous connaissez la suite, la longue descente aux enfers pour les employés Netscape, l'accord avec Sun Microsystems pour les produits serveurs (devenus iPlanet puis Sun ONE), les licenciements successifs chez CPD, le fameux chèque de 750 millions de dollars signé par Microsoft, qui actionna la guillotine pour les derniers des mohicans de CPD. Par le biais des spécificités de la loi française, et par le choix d'un congé de reclassement de 4 mois (au lieu des trois mois de préavis), je suis devenu techniquement le dernier employé de Netscape CPD.

Le mail d'adieu que j'ai tant de fois rédigé mentalement lors de coups durs, de couleuvres à avaler par douzaines, celui qui dit à quel point j'ai adoré travailler avec tant de gens brillants, pour des idées aussi fabuleuses, à un rythme effrené et épuisant, ce mail n'a jamais pris forme. Et pour cause, juste après la téléconférence qui nous a annoncé que nous serions peut-être licenciés, toute la messagerie Netscape et les comptes @netscape.com furent bloqués. Simultanément, aux USA, mes collègues sortaient de la salle ou ils avaient été convoqués par un sbire de David Gang (surnommé le boucher psychopathe par l'essentiel des gens ayant travaillé pour lui), le moral dans les chaussettes, pour aller mettre dans un petit carton ce qu'il restait de la société qui avait, avec son navigateur graphique multiplateforme, démocratisé l'Internet, inventé l'infâme Nouvelle Economie, démontré l'improbable possibilité de devenir millionaire en bourse en y introduisant une entreprise déficitaire.

Là, dans ce TGV qui m'emmène vers Lille, le moral n'est pas très haut, peut-être la faute au brouillard qui nous enveloppe. Dans l'iPod, Ben Harper chante mélancoliquement un air de circonstance : blessed to be a witness.

Oui, je suis un témoin de cette folle période. Le souvenirs se bousculent dans mon esprit embrumé par les courtes nuits de ces derniers temps. Quels bons souvenirs puis-je retirer de mes presque 7 ans chez Netscape ? Ils sont trop nombreux. En vrac :

  • Les gens. Impossible de les nommer tous, mais c'est sûrement ce qui compte le plus. Les méthodes peu orthodoxes de recrutement fonctionnaient à plein. Pas de tests, pas de graphologie, le CV et le diplôme importaient peu. Par contre, tout les candidats en short-list rencontraient les membres de l'équipe qu'ils allaient intégrer. Ce filtrage marchait formidablement bien. On se retrouvait fréquemment avec de drôles de personnages, avec des parcours improbables, mais ô combien futés, rapides, inventifs. Parmi les premiers Netscapiens, on a trouvé en France un ancien danseur de chez Disney, un chomeur de longue durée, ancien développeur de jeu Videos sur 6502, étudiant dilettante en psychologie, le directeur commercial était diplomé en architecture et le gourou des consultants et de la formation était l'incontournable Nicolas Pioch (impliqué dès son plus jeune age dans la rédaction des specs IRC). Nicolas et moi, ainsi que quelques autres, on habitait pour ainsi dire au bureau. J'arrivais vers 9h du matin, retour à la maison vers minuit, avec des pointes à 3 ou 4h du matin. J'étais jeune :-) Nicolas, pour sa part, partait par le dernier métro et revenait tous les week-end, périodes pendant lesquelles il multipliait des hacks à faire palir aussi bien des gourous que les juristes de Netscape :-). N'oublions pas mes camarades du marketing, Charlie, Thierry, Sophie, Lauren, Marie, et mon indispensable Anne-Juju, mon parfait complément, aussi ravissante qu'efficace, nous formions un couple d'enfer. Elle à la logistique et aux budgets, moi à inventer les évènements et à les présenter : rien ne nous résistait. Pour se féliciter mutuellement, on se faisait des bonnes bouffes lors de nos voyages en Europe du Sud. Avec un budget minable, on faisait vraiment des étincelles face au rouleaux compresseurs d'Oracle, Sun, IBM et Microsoft. Plus tard, la révélation, ça sera Peterv et Daniel, collègue Mozilliens.
  • les évènements. En tant que porte parole de Netscape, j'ai eu à organiser quelques unes de ces rencontres.
    • La première, c'était la venue de Jim Barksdale à Paris. Mon baptème du feu se fit avec le grand patron de la boite. Tout le reste, à coté, ne fut que simple formalité ! Ce jour-là, rencontre avec deux quotidiens français (les Echos et un autre dont le nom m'échappe), puis une grand messe devant tous les Directeurs Informatiques français. Environ 600 personnes, un Barksdale brillant (comme toujours), moi en coulisse à m'assurer que tout baigne dans l'huile, puis je monte sur scène pour démontrer notre offre avec une démo. Barksdale m'annonce : and now, please welcome my friend Tristan for a nice demo. Je flotte 5 cm au dessus du sol. Ca doit faire 1 mois que je dors très mal. La démo est parfaite. Bénédicte, mon épouse, est dans la foule. La démo se termine. On va s'mepiffrer au buffet. J'ai l'impression de revivre. Jim est content, je vais le retrouver à l'hotel, on plaisante. Ah, mon gaillard, si tu savais à quel point ta visite en France m'a fait vieillir. Le lendemain, j'offrirais des bouquets de fleurs à Lauren et Marie pour les remercier de leur aide pendant cet évènement. Lauren, notre américaine, s'étonne de ce geste. Elle est génée, elle prend ça pour une déclaration. Je la rassure : nothing personal. On rit. La visite de BArksdale est finie. J'y ai survécu. Mon patron est content. Je ne serais pas viré à la fin de ma période d'essai. Ca tombe bien, j'avais malgré tout envie de rester dans cette boite de fous !
    • Le second évènement, c'est une conférence sur les logiciels libres, lors de la fête de l'Internet, en 1999. Avant moi, c'est Jean-François Abramatic qui passe, il était alors Président du W3C. Ca se passait à l'ENST. Je venais présenter les progrès de Gecko (moteur de rendu HTML de Mozilla), réalisé dans le cadre du projet Mozilla. Mes transparents sont en fait des pages Web que je montre dans un truc qui ressemble furieusement à Netscape Communicator 4.x. Et pour cause, c'est son interface utilisateur qui sert à fair tourner Gecko, mais tout le monde l'ignore encore. Je parle, les transparents défilent. L'ambiance est electrique. Les geeks ont remplis la salle, je suis porté par cette énergie. J'annonce que la demo de Gecko qu'ils attendent, a en fait commencé depuis le premier transparent. Surprise dans la salle ! Je fais une démo comparative de Netscape 4.5 et Netscape avec Gecko : sur certaines opérations, Gecko est 20 fois plus rapide que Netscape 4.5. La foule et moi chronométrons la différence. L'excitation est palpable, l'ambiance incroyable. A la fin de la présentation, je remercie le public pour son énergie, la salle explose, on aurait dit un concert de rock, les pieds frappent le sol, les gens crient, c'est inouï ! J'aurais du faire rock star !
  • Les voyages aux USA : aller de temps en temps en Californie, y rencontrer les collègues, la cantine sous les parasols sur le campus ; fréquenter la réplique du Golden Gate Bridge entièrement réalisée avec des canettes de coca, du scotch et des trombones, les futons sous les bureaux pour développeurs surbookés, l'odeur de pizza vers 17h30, le billard dans l'entrée et le jeu d'échec géant, ou les salles de réunions portant des noms de prison. Tout ici est surréaliste, l'ambiance a la fois studieuse et propice à la créativité.

De tout cela, à part les souvenirs, il ne reste rien d'autre qu'un projet Libre, Mozilla. Un navigateur libre, un point d'accès à la connaissance et à la communication. Mozilla, et une furieuse envie de changer le monde, à ma toute modeste échelle. Juste un peu, juste permettre à plus de gens d'utiliser le Web dans de bonnes conditions de confort, d'efficacité, de choix et de sécurité. Reprendre à mon compte le slogan du W3C : Mener le Web à son plein potentiel.

Dehors, le ciel est moins gris. Le TGV approche de Lille-Flandres. Dans les écouteurs de l'iPod, Ben Harper chante I could change the world, with my own two hands. Je fais fi de ma morosité, je regarde devant moi. Le futur est radieux. Et si moi aussi, je pouvais changer le monde ?