Couverture du livre Green IT, Les clés pour des projets informatiques plus responsables

Préface

Il y a quelques jours est paru aux éditions ENI un nouveau livre intitulé Green IT, les clés pour des projets informatiques plus responsables. Et l’autrice (Margerie Guilliot) et les auteurs (Raphaël Lemaire et Sylvain Revereault) ont eu la gentillesse de faire appel à mes services pour rédiger la préface, ce que je me suis empressé d’accepter. Avec leur autorisation et celle de l’éditeur, la voici :


J’écris ces lignes quelque temps après la parution du 3e volet du sixième rapport du GIEC. Soyons honnêtes : c’est la quatrième claque que je prends en lisant un tel rapport en quatre ans. Les scientifiques ne cessent de sonner l’alarme et il semble que cette fois-ci, le public daigne tendre l’oreille. Les conclusions des chercheurs sont pourtant simples :

  1. Il n’y a aucun doute, le changement climatique est l’œuvre de l’humain.
  2. Les conséquences sont que les phénomènes météorologiques extrêmes seront plus fréquents et plus intenses.
  3. On peut changer la trajectoire et respecter l’accord de Paris (en limitant le réchauffement entre 1,5 et 2°C) si tout le monde s’y met, en particulier en réduisant massivement et rapidement les émissions de gaz à effet de serre.

Pour des raisons de simplicité, je choisis ici de me focaliser sur les émissions de gaz à effet de serre, mais il ne faut pas pour autant oublier qu’il y a bien d’autres sujets préoccupants, comme la pollution, l’effondrement de la biodiversité, et l’épuisement des ressources.

Ce qui nous arrive ici est difficile à appréhender pour plusieurs raisons. La première est psychologique et liée au fonctionnement même de notre cerveau. Structurellement, ce dernier permet de faire face à des menaces immédiates (se défendre face à un prédateur ou un ennemi) ou des besoins à courte ou moyenne échéance. Ainsi, des mécanismes comme le circuit de la récompense permettent d’avoir envie de se nourrir aujourd’hui pour vivre demain et de se reproduire dès que possible pour permettre la survie de l’espèce. Mais en ce qui concerne la prévention de menaces futures, nous sommes très mal équipés et avons tendance à faire preuve de déni collectif, ce qui nous a fait perdre beaucoup de temps face à la crise climatique. Songez que le rapport Meadows sur les limites de la croissance nous alertait dès 1972 – il y a 50 ans ! – et que le premier rapport du GIEC a été publié dès 1990.

La deuxième raison qui limite notre envie de changement est historique : le changement climatique est un produit de la révolution industrielle. Depuis l’invention de la machine à vapeur puis du moteur thermique, l’humanité a fabriqué des machines qui ont transformé radicalement nos vies en impactant notre environnement. En passant de l’artisanat à l’industrie, en multipliant les machines, il est devenu possible de fabriquer des biens d’équipement à une très large échelle, de mécaniser l’agriculture et tout ce qui fait la différence entre la France de 1850 et celle de 1950. Les carburants fossiles (pétrole, gaz, charbon) ont rendu cela possible. L’inconvénient – majeur ! – est que la combustion de ces énergies fossiles émet du dioxyde de carbone (premier gaz à effet de serre) en telles quantités que l’atmosphère de la planète en est changée et retient plus la chaleur émise par le soleil, ce qui provoque le changement climatique. Ceci est complété par les émissions du deuxième gaz à effet de serre par ordre d’importance, le méthane, qui provient pour sa part de fuites des exploitations de gaz, de pétrole et de charbon, ainsi que de l’élevage bovin.

Bref, ce qui a permis d’augmenter notre niveau de confort dans certains pays et de multiplier la population par trois en soixante-dix ans est aussi ce qui mène cette même population et ce même confort au pied du mur.

Pour éviter la catastrophe écologique, pour prendre le virage climatique, il faut réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et donc arrêter de brûler des carburants fossiles.

Inévitablement, dire qu’il va falloir réduire notre consommation d’énergies fossiles pour éviter la catastrophe climatique est difficile à entendre : beaucoup savent qu’il faut changer, mais personne n’a envie de changer ses habitudes de consommation et de travail, faute de pouvoir imaginer un monde meilleur avec moins d’énergie disponible. Alors on évite d’y penser, on refuse de voir les conséquences de nos actes, on reste dans le déni, on peste contre « les écolos » et autres « khmers verts » et on se trouve des excuses pour retarder le moment où on va s’y mettre. Et plus nous attendons, plus c’est urgent et compliqué, parce qu’il nous faudra rattraper le temps perdu.

L’autre révolution

Après la révolution industrielle, il y en a eu une autre, qui est toujours en cours : la révolution numérique. De même que les machines de la révolution industrielle ont démultiplié la force physique de l’homme, le numérique démultiplie la puissance intellectuelle de l’humain, sa capacité de calcul, de mémorisation et de communication à distance. C’est un changement phénoménal pour l’humanité !

Loi de Moore et croissance

Nous venons de fêter les cinquante ans d’un objet qui a changé nos vies, le microprocesseur. En effet, en novembre 1971, Intel lançait le premier microprocesseur commercial, le 4004. Sa puissance est risible de nos jours, mais avec ses 2300 transistors, il combinait en 10 mm² la même puissance qu’un ordinateur ENIAC qui occupait 167 m² et pesait 30 tonnes.

Gordon Moore, cofondateur d’Intel, avait une théorie qu’on a ensuite nommée la loi de Moore : « la complexité (et indirectement la puissance) des circuits intégrés (microprocesseurs et mémoire) double tous les deux ans ». Cette prédiction empirique s’est révélée étonnamment exacte. Ainsi, depuis cinquante ans, la puissance de nos appareils électroniques double tous les deux ans. Corollaire : on arrive à faire de nouveaux appareils plus petits sans sacrifier leur puissance de calcul. Cela a été une formidable occasion pour pousser à un renouvellement frénétique du parc informatique installé, et pour faire des objets numériques plus petits (tablettes, smartphones) vendus à une audience plus large. Alors que la loi de Moore semblait s’essouffler pour les microprocesseurs Intel utilisés dans les PC, elle continue de fonctionner pour les microprocesseurs ARM qui équipent smartphones et tablettes, relais de croissance pour les fabricants.

Loi de Wirth et gaspillage

Pourtant, une autre loi empirique – dite loi de Wirth – affirme que « les programmes ralentissent plus vite que le matériel n’accélère ». Cela faisait dire à certains, à l’époque où le numérique était incarné par des PC (à processeurs Intel) faisant tourner du logiciel Microsoft, « ce qu’Intel vous donne [en progrès du matériel], Microsoft vous le reprend [en ralentissement du logiciel] ».

Ces renouvellements à marche forcée du matériel et du logiciel ont fait le bonheur et la fortune des informaticiens et fabricants de matériel pendant cinquante ans. Le matériel informatique peut durer cinq à dix ans car il s’use peu, mais on a eu tendance, en raison de la loi de Moore, à le renouveler tous les deux ou trois ans, parce que rendu obsolète par les nouvelles générations de matériel, plus puissant et moins cher. Rappelons qu’en occident, les smartphones sont changés en moyenne tous les vingt-trois mois !

Tout cela a un coût écologique très significatif, par l’utilisation de l’énergie et des matières premières, par la pollution et les émissions de gaz à effet de serre que cela implique. On a pu l’ignorer pendant des décennies, mais maintenant que l’urgence climatique est là, ça ne peut plus durer.

Le pharmakon, ou l’ambivalence du numérique

Nombreux sont les informaticiens qui vous expliqueront que le numérique permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre, et il est vrai que les exemples ne manquent pas. Le numérique fait partie du problème, mais il fait aussi partie de la solution.

Oui, le numérique permet d’optimiser des processus industriels pour les rendre moins consommateurs d’énergie. Il permet tout autant de faire des plateformes en ligne permettant le réemploi d’objets. On pense à Vinted pour les vêtements, Back Market pour le matériel électronique, Leboncoin pourtous les types d’objets. Il permet aussi de simplifier le covoiturage et donc de réduire la consommation d’énergie par passager d’un véhicule. Dans des domaines bien plus sophistiqués, l’Intelligence Artificielle (IA) peut permettre de faire de la maintenance préventive de machines de façon à ne changer que les pièces sur le point de lâcher. L’IA est aussi utilisée pour simuler les réactions du plasma nécessaire à la fusion nucléaire, source d’énergie qui pourrait à long terme remplacer les énergies fossiles. Les exemples ne manquent pas, mais à vouloir faire de belles promesses vertes, on tombe trop souvent dans le greenwashing…

Il y a 2 800 ans, Homère utilisait le mot pharmakon pour décrire, en grec ancien, la situation du numérique actuel : il est à la fois remède et poison.

Pas de joker pour le numérique

Pour que le numérique soit utile dans la lutte contre le changement climatique, il est impératif que l’aspect remède l’emporte aussi largement que possible sur la dimension poison. C’est un raisonnement imparable d’un point de vue logique et même arithmétique. Et pourtant, lors de conversations avec d’autres informaticiens, j’ai pu constater que trop souvent ils espéraient avoir carte blanche pour continuer à se vautrer dans la surenchère numérique, dans l’obsolescence programmée, dans l’innovation qui serait l’incarnation même du progrès, ce phénomène qu’on n’arrête pas. « Les autres industries comme l’aéronautique, l’automobile, le bâtiment, etc. peuvent et doivent faire des efforts », disent-ils, « mais nous, nous faisons partie de la solution, on peut continuer comme avant ».

Et pourtant non. C’est en les écoutant qu’on se souvient de cette citation d’Upton Sinclair, intellectuel américain du XXe siècle : « Il est très difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un quand il est payé pour ne pas le comprendre ».

Le temps de l’action et les moyens qui vont avec

Si vous avez ce livre entre les mains, c’est bon signe : vous avez fait le premier pas, celui qui coûte le plus. Inventer un numérique qui est plus du côté de la solution que du problème. Et avec ce livre, vous avez aussi mis la main sur les outils dont vous allez avoir besoin pour cette mission : mesurer les impacts environnementaux, pour commencer, ce qui permettra de voir quels leviers sont les plus efficaces, et de savoir si on avance dans la bonne direction ; optimiser le matériel, mais aussi l’hébergement des services ; comprendre comment diffuser ce changement dans l’entreprise et embarquer les collaborateurs dans cette mission.

Sobriété ou ébriété ?

Et alors, on arrivera à un numérique moins consommateur en ressources et en énergie. On disposera donc d’un numérique plus sobre. Rappelons-nous que le contraire de la sobriété est l’ébriété. Et si on regarde courageusement les choses en face, il nous faudra reconnaître qu’en tant qu’industrie, nous nous sommes abreuvés à la fontaine d’abondance de la loi de Moore, et ivres de croissance, avons enfanté la loi de Wirth.

Ces habitudes doivent être celles du passé, car face à nous se trouve le défi de la crise climatique, qui n’est rien de moins que le plus grand défi auquel doit faire face l’espèce humaine au XXIe siècle. Le besoin est là, les outils sont là, il ne reste plus qu’à retrousser nos manches et faire de l’industrie du numérique un exemple d’une industrie responsable qui tient sa place et joue son rôle. Je le constate au quotidien : autant voir la crise climatique en face peut être facteur d’angoisse, autant se mettre en action est libérateur !