décembre 2020 (3)

mercredi 23 décembre 2020

La vision cornucopienne de Gilles Babinet

Le temps me manque, mais je ne peux pas laisser passer un fil Twitter de Gilles Babinet sur la 5G et l’écologie qui me parait manquer — disons pudiquement — d’objectivité et de précision.

Allez, c’est parti pour un debunk express, forcément critiquable, mais nécessaire.

Gilles Babinet, entrepreneur du numérique et conseiller du très libéral Institut Montaigne, qui nous parle d’écologie, chouette alors ! Et, surprise, il s’oppose aux experts du climat du Haut Conseil pour le Climat qui vient justement de publier un rapport sur la 5G.

Les hypothèses à propos des externalités de la 5G véhiculés dans l’étude du @hc_climat et préalablement du @theShiftPR0JECT sont largement contestables sur plusieurs points fondamentaux.

Contestables ? Allons donc. Mais encore ?

Il faudrait expliquer pourquoi, alors que la croissance du nombre d’usager de l’internet ralentit en FR, on aurait une accélération de la consommation.

Pourquoi le volume de données par utilisateur augmente ? C’est une excellente question, mais je m’étonne que Gilles la pose, tellement la réponse est évidente : les débits augmentent, les usages nouveaux apparaissent avec ces nouveaux débits, et ils touchent une population de plus en plus large qui adopte ces nouveaux usages plus consommateurs. Donc les volumes par utilisateurs explosent. Pour le comprendre, il suffit de voir dans la rue les gens faire de la visio juste parce qu’ils le peuvent, à la place d’un simple appel téléphonique. À titre d’exemple, je mesurais hier un call vidéo avec Jitsi, j’étais à 1200 kO/s. Un appel vocal, c’est 8 kO/s, soit 150 fois moins. Voilà comment, pour un service comparable (permettre à deux personnes de se parler), on multiplie la consommation par 150.

depuis vingt ans, le cycle de vie des terminaux mobiles se rallonge inexorablement. De 14 mois en 1997, il est désormais de 34 mois.

Oui, c’est vrai que la durée de vie des terminaux s’allonge. Dans un sens, c’est une excellente nouvelle. Et en même temps, et c’est une véritable catastrophe que ça ne change pas plus vite que ça. La vraie raison est que les constructeurs ont bien compris que les gens changent de mobile soit parce qu’ils l’abiment (mais avec les smartphones étanches et les housses de protection qui se généralisent, c’est moins fréquent) soit parce qu’il est démodé. Et la 5G, c’est ce qui justement démode les smartphones… et permet d’en vendre des nouveaux en remplacement. C’est bien pour cela que c’est utilisé comme argument de vente par tout le monde dans le secteur… alors que le réseau 5G débute à peine son déploiement et peine à convaincre.

Les pages d'accueils des 4 principaux opérateurs mobiles français font toutes la promotion du passage à la 5G

Les pages d’accueils des 4 principaux opérateurs mobiles français font toutes la promotion du passage à la 5G

Soyons clairs : le marché du smartphone est en plein ralentissement, et c’est une très mauvaise nouvelle pour les constructeurs, mais une excellente nouvelle… pour l’environnement.

En effet, si on regarde l’empreinte carbone d’un smartphone, on se rend compte que 90% de l’énergie dépensée sur son cycle de vie provient de sa construction, et seulement 10% lors de son utilisation. Cela fait que la meilleure façon de limiter les émissions de gaz à effet de serre dans l’industrie du smartphone, c’est de faire durer le plus possible le terminal. Le législateur l’a bien compris. En effet, si on se réfère à la proposition de loi sur l’impact environnemental du numérique, on voit que tout le chapitre II vise à « limiter le renouvellements des terminaux, principaux responsables de l’empreinte carbone du numérique ».

Et le 5G ne changement pas grand chose à cela car beaucoup de terminaux vendus sont déjà 5G ready (sic[1])

Je n’ai pas les chiffres sur la proportion de smartphones compatibles 5G, mais je doute que la plupart des terminaux déjà vendus et donc dans les mains des consommateurs soient 5G ready. À titre d’exemple, l’iPhone 12, premier iPhone compatible 5G, est disponible depuis 10 semaines seulement. D’autres fabricants comme Xiaomi, ont lancé des smartphones 5G bien avant, mais n’ont pas rencontré leur public vue l’absence totale de réseau 5G déployé en France.

En fait, la 5G change beaucoup de choses pour les fabricants avant tout ! Constructeurs de smartphones qui voyaient jusqu’à présent leur marché ralentir et espèrent le voir redémarrer, fabricants d’équipements réseaux qui voient ici l’occasion de relancer leurs ventes aux pays occidentaux déjà équipés en 4G. Pour eux, la 5G est une aubaine incroyable.

Les études sur les externalités sont peu nombreuses, 2021 devrait voir plusieurs publications de référence s’effectuer (MIT, ZTH, Instituts Fraunhofer…) à ce propos.

Oui, là je suis vraiment d’accord avec Gilles : il faut plus d’études sur les externalités, positives et négatives, du numérique… à condition qu’elles soient objectives. Et c’est là que le bât blesse…

Gilles enchaîne alors sur une étude :

Une attachée (étude ?) de Carbon Trust / GSMA

Le problème des trop rares études disponibles, c’est qui les finance. Par exemple, celle citée ci-dessus l’est par la GSMA. Qui est GSMA (à part être l’organisateur du Mobile World Congress, le plus gros salon de promotion du mobile à Barcelone) ? C’est marqué page 4 de l’étude : ce sont les gens qui « représentent les intérêts des opérateurs dans le monde, ainsi que l’écosystème mobile, fabricants de terminaux, fournisseurs d’équipement, éditeurs de logiciels et entreprises de l’Internet ». Cela change-t-il quelque chose ? Oui, bien sûr, dans la mesure où ces cabinets, qui commercialisent leur travaux à prix d’or, s’assurent que les conclusions n’iront pas à l’encontre des intérêts de leurs commanditaires…

je suis indépendant de tout intérêt économique dans ce domaine. Je pense par ailleurs pouvoir affirmer avoir une sensibilité écologique forte.

Oui, alors en fait c’est compliqué. Entendons-nous bien : je ne dis pas que Gilles Babinet ment ou qu’il a des actions chez les fabricants de terminaux ou les opérateurs. Je l’ignore et je lui fais confiance sur le sujet. Par contre, comme indiqué dans l’article qu’il mentionne, Gilles Babinet est entrepreneur et conseiller de l’Institut Montaigne, lequel est bien connu pour ses positions économiquement très libérales[2], c’est à dire empreint d’une certaine vision du monde.

Cette vision cornucopienne, qui estime que les innovations technologiques permettront à l’humanité de subvenir éternellement à ses besoins matériels, j’ai pu la partager en partie par le passé. Malheureusement, elle n’est pas compatible avec le changement climatique qui, comme je l’écrivais hier change tout. En effet, Gilles — comme beaucoup de gens de son âge et de son milieu professionnel — est encore ancré dans l’ancien paradigme où la croissance et le solutionnisme technologique nous sauverons.

D’autres, dont je fais partie, comme Jean-Marc Jancovici du Shift Project et probablement les autres membres du Haut Conseil pour le Climat, ont dépassé cette croyance et réalisé qu’elle n’était pas compatible avec l’impératif de réduire massivement (diviser par 6 !) nos émissions de gaz à effet de serre de façon à laisser une planète habitable à nos enfants.

À ce titre, ils sont en droit de questionner l’idée comme quoi en renouvelant toutes les infrastructures mobiles et tous les terminaux mobiles, en faisant exploser les usages et la bande passante, on va diviser par 6 l’empreinte carbone du numérique des français. Car c’est bien l’enjeu principal auquel nous devons faire face, en préférant les concepts de résilience et de frugalité à la croissance et au solutionnisme technologique.

Notes

[1] Je pars du principe qu’il a voulu écrire “le passage à la 5G ne changera pas grand chose à cela car beaucoup de terminaux son déjà 5G ready”.

[2] Cela lui a valu quelques controverses.

mardi 22 décembre 2020

Le changement climatique, ça change tout !

Tout le monde aujourd’hui ou presque a entendu parler du changement climatique. Une infime minorité n’y croit pas, laissons les de coté. Prenons ceux qui savent que le changement climatique est en cours, c’est à dire toi, cher lecteur. Je me permets de te tutoyer parce que nous ne sommes pas si nombreux ici. Alors voilà, tu sais que le climat change. Et tu sais qu’il va falloir changer nos habitudes, nos modes de consommation. Bien !

Mais sais-tu à quel point il va falloir changer et pourquoi ?

Il y a une question que je pose souvent autour de moi (encore cette après-midi à quelqu’un que je rencontrais pour la première fois) :

Sais-tu quelle est ton empreinte carbone ?

La réponse 99 fois sur 100, est négative : on ne connait que rarement son empreinte carbone. Seulement voilà, l’histoire démontre qu’on ne peut bien changer que ce que l’on mesure. Et notre empreinte carbone est probablement la principale chose à changer dans les années à venir. Et pour ça, il faut la mesurer (c’est très compliqué), ou au moins l’estimer (c’est beaucoup plus facile).

Tiens, on va le faire maintenant, tu prends 5 minutes, et tu réponds au questionnaire de l’ADEME. Vas-y, je t’attends ici, ça va te prendre 5 minutes.

Ça y est, c’est fait ? (Je te rassure, même si ça n’est pas le cas, tu peux continuer à lire l’article).

Tu as trouvé un nombre de tonnes d’équivalent CO2 par an qui doit être quelque part entre 3 et 30. La moyenne française est entre 11 et 12 t[1].

Dans tous les cas, c’est trop. Je m’explique.

Le changement climatique en une minute

On sait depuis plusieurs décennies que le climat change et se réchauffe en moyenne. On a pris comme référence de température celle des débuts de la révolution industrielle, autour des années 1850. Pour l’instant, nous sommes à 1°C environ au dessus de cette référence. Idéalement, il faudrait éviter d’aller au delà de 1,5°C pour éviter de trop changer le climat. À 2°C de plus que la moyenne de 1850, on commence à vraiment changer le climat. Au dessus, ça vire à la catastrophe[2].

Par ailleurs, on sait calculer combien on peut émettre de CO2 pour rester en dessous de 1,5°C (ou 2°C). On sait combien on a d’habitants sur la planète, donc on sait combien chacun peut encore produire de CO2 pour rester dans les limites de réchauffement qu’on s’est fixé, entre 1,5°C et 2°C. C’est ce qu’on appelle le budget carbone.

Bref, de 11 à 12 tonnes de CO2 émis par français par an en moyenne, il va falloir passer à 2 t. Oui, il va falloir diviser nos émission de CO2 par 5 ou 6. En quelques décennies ! Voilà pourquoi j’estime que le changement climatique change tout… Cela nécessite de repenser plein de choses, en profondeur !

Voici un graphe qui explique combien on peut encore dépenser pour rester en dessous de 1,5°C :

Graphe 1.5°C

On voit que plus on tarde, plus le changement doit être rapide. C’est un peu comme un virage qu’on doit prendre face à un mur : plus on tarde, plus il faut tourner le volant fort et subir d’autant plus la force centrifuge…

Ainsi, si on avait commencé à prendre le virage en 2000, il aurait suffit réduire nos émission de 4% par an pour rester à 1,5°C. Mais on a attendu 20 ans de plus, et pour y arriver, il faudrait les réduire de 7,6 % par an, ce qui est évidemment beaucoup plus difficile, presque 2 fois plus…

Voici les trajectoires possibles pour rester en dessous de 2,0°C :

Graphe 1.5°C

L’objectif étant moins audacieux (mais le climat sera beaucoup moins clément), le virage sera un peu moins difficile à négocier.

Il n’en reste pas moins que même si on sait cela, et on le sait depuis très longtemps, on tarde à agir.

L’inaction jusqu’à ce jour

Voici par exemple la concentration de CO2 (principal gaz à effet de serre) tel que mesurée à l’Observatoire de Mauna Loa, avec les multiples engagements internationaux pour réduire les gaz à effet de serre.

concentration_CO2_1960-2020.jpg, déc. 2020

On le voit, les engagements des États succèdent aux discours grandiloquents mais la courbe monte comme si de rien n’était.

Parallèlement, les travaux des scientifiques, compilés par le GIEC, sont sans appel : chaque dixième de degré évité compte.

Ce maudit virage, il va bien falloir le prendre, et soit on l’anticipe, on choisit d’y faire face, soit on va le subir, et le choc sera infiniment plus violent. On peut toujours nier les travaux des scientifiques, mais il est très difficile de négocier avec les lois de la physique et de la nature. Autrement dit, on n’échappera pas au changement, et la vraie question est de savoir si on choisit le changement ou si on le subit.

Ce que cela implique dans nos métiers

Alors que nous vivons dans un système capitaliste qui décrète que la croissance est absolument indispensable, on se retrouve avec l’obligation de réduire d’urgence nos émissions de gaz à effet de serre (GES), CO2 en tête.

Cela veut dire que toutes les décisions structurantes que nous prenons actuellement doivent être mises en rapport avec l’absolue nécessité de faire face au changement climatique. Et cela touche toutes les industries et activités humaines. Absolument toutes, soit parce qu’elles sont productrices de beaucoup de GES (logement, agriculture, transport routier), soit parce qu’elles sont en forte croissance et donc leur production de GES est en forte croissance aussi alors qu’il faut la réduire d’urgence.

Pour recourir à une métaphore, je pense à un paquebot dont la coque est pleine de trous, et dont les passagers qui ont des petits trous dans leurs cabine estiment qu’on peut les agrandir, puisqu’ils sont petits, alors que ceux qui ont des gros trous feraient bien de s’activer pour les boucher, sinon on va tous mourir. Bien sûr, une telle attitude est aberrante, inacceptable. Et pourtant, aujourd’hui, de trop nombreuses industries, de l’aviation à la 5G, veulent accélérer et déployer des équipements qui vont à l’inverse de ce dont l’humanité a besoin, à savoir plus de frugalité.

Il convient à chacun de regarder le problème en face, y compris pour son propre métier, et se demander si, face au changement climatique, qui est le plus grand défi auquel l’humanité doit faire face, son métier, son travail, vont dans le sens qui va permettre de prendre le virage ou si au contraire, son action en tant que professionnel mène l’humanité droit dans le mur.

Bien sûr, c’est difficile. C’est bien plus facile de s’énerver, de tomber dans le déni, de s’emporter contre les “khmers verts” et de traiter l’autre camp d’Amishs. C’est crétin mais c’est humain : les émotions ne sont pas toujours compatibles avec la raison. Pourtant, alors que je vois mes concitoyens et mes collègues s’emporter et nier le climat, je me souviens que le déni et la colère sont en fait les deux premières étapes du deuil du monde d’avant, qui permet ensuite l’acceptation du changement en cours, laquelle permet de trouver un nouveau sens au monde qui vient et de se mettre en action et y trouver sa place.

Notes

[1] Au passage, le top 1% des européens est en moyenne à… 55 t d’équivalent CO2 par an !

[2] Il faut que je revienne sur ce sujet dans un prochain billet, mais pour résumer, le changement climatique va amener 4 dangers : des famines, des réfugiés climatiques, donc des conflits armés et donc au final un impact négatif (euphémisme) sur la santé humaine.

jeudi 10 décembre 2020

En vrac du jeudi

Vélo en bord de Seine

Climat

Technologie

Ego trip

  • J’étais invité à Futurapolis Planète pour parler de vélo. Les vidéos sont maintenant en ligne. Voici la mienne : Le vélo, cet ami qui vous veut du bien .J’espérais y échanger avec Eric Fottorino (journaliste, auteur, fan de vélo et pilote de Brompton) mais il a été touché par la Covid-19… Je lui souhaite un prompt rétablissement !
  • J’ai publié un article sur Souveraineté et communs numériques. Je crois qu’il est important de souligner que les communs de la connaissance (logiciel libre, mais pas que, ça comprend aussi les données et contenus comme Wikipedia et OpenStreetMap) sont de précieux alliés si l’Europe veut retrouver une certaine souveraineté numérique et ainsi éviter de devenir une colonie numérique des USA et de la Chine…