(Ca va sans dire, mais ça va mieux en le disant : comme indiqué en bas de chaque page de ce blog, ce que j'exprime ici n'est que mon opinion personnelle et ne saurait aucunement être attribué à mon employeur.[1])

(Ce billet est une adaptation de Privacy is a currency).

privacy, please

Cela fait plusieurs mois que je réfléchis à la vie privée. J'ai déjà écris un peu, et j'ai encore beaucoup de choses qui ne sont pas publiées. Et puis je suis tombé sur cet article de Dan Lyons dans NewsWeek, qui explique pile-poil ce que je pense. J'écrivais ceci le mois dernier à propos des services en ligne apparemment gratuits :

Il n'y a pas de prix qu'on peut discuter, comparer avec d'autres. Les utilisateurs — sous prétexte qu'il n'y a pas d'argent qui sort de leurs poches — pensent que c'est une bonne affaire. Ils ne réalisent pas que leurs données personnelles, leur vie privée, valent infiniment mieux qu'un peu de temps CPU issu d'un datacenter. Ca rappelle un peu la conquête de l'Amérique, où les colons échangeaient des terres contre quelques verroteries à des indigènes. L'image est forte, je le reconnais, mais elle évoque bien ce marché de dupes, où une des deux parties ignore tout des règles et se fait donc dépouiller d'un bien très précieux qu'elle ne récupérera jamais.

Dan Lyons — connu pour tenir le blog Fake Steve Jobs — exprime à nouveau ce point de vue, avec une verve que j'aimerais avoir. En voici un extrait, traduit par mes soins :

Notre vie privée est devenu une monnaie. On l'utilise pour payer les services en ligne. Google ne nous demande pas d'argent en échange de l'utilisation de Gmail. À la place, il lit vos emails et vous affiche de la publicité en fonction de mots-clés présents dans vos messages privés.

Mais l'ultime trésor, c'est votre liste d'amis. Avec ces informations, les marketeurs peuvent vous envoyer des messages encore plus ciblés. Si vous aimez un film, un album, un VTT, vos amis vont probablement l'aimer aussi. Ils seront donc des cibles de valeur pour ces produits. Bien sûr, vos amis ne vont pas acheter exactement la même chose que vous. La précision n'est pas millimétrique. Mais ces données aident les marketeurs à faire de la publicité beaucoup plus précise qui est bien plus efficace que la pub à la télé ou les bannières qu'on voit partout sur le Net.

Le génie de Google, Facebook, Google et leurs semblables c'est qu'ils créent des services qui sont tellement utiles ou amusants que les gens vont abandonner une partie de leur vie privée pour les utiliser. L'astuce consiste à en obtenir encore plus des gens, de façon à augmenter le prix du service.

Ces sociétés ne vont jamais arrêter de grignoter notre vie privée. Leur modèle économique consiste fondamentalement à "monétiser" notre vie privée. Pour réussir, elle doivent changer progressivement la notion de vie privée — ce que Facebook appelle "la norme sociale" — de façon à ce que ce que nous abandonnons ne nous paraisse pas important en terme de valeur. Et puis elles doivent gagner notre confiance. Ainsi chaque érosion de notre vie privée se voit accompagnée, paradoxalement, de discours pompeux expliquant à quel point la société X respecte notre vie privée. Je me demande à quel point Orwell serait catastrophé ou impressionné. Qui aurait pu deviner que Big Brother ne serait en fait pas un ministère, mais une bande de gamins de la Silicon Valley ?

Le problème d'acheter des choses avec votre vie privée c'est qu'on ne sait pas vraiment combien on paye. Avec de l'argent, on sait que 5 euros valent 5 euros. Mais quelle est la valeur de votre liste d'amis ? Si elle ne vaut pas beaucoup, peut-être que votre adhésion à Facebook est l'affaire du siècle. Mais si sa valeur est très élevée, vous êtes alors en train de vous faire arnaquer dans les grandes largeurs. Seuls les développeurs savent combien cette information représentent, et ils restent silencieux. Mais le fait qu'ils préfèrent vos données à votre argent en dit long.

Notes

[1] Voir en particulier Ne pas confondre Tristan Nitot et Mozilla