Il était tôt le matin quand ils chargèrent leurs bagages dans le triporteur de Batarès puis commencèrent à pédaler en direction de la gare de Lyon.

— Je n’en reviens pas qu’on mette six heures pour aller à Marseille. De mon temps, on mettait trois heures et quart ! pestait Tabarès. Ce monde n’en finit pas de me décev… surprendre ! se rattrapa-t-il en voyant le regard réprobateur d’Alpha.

— En fait, ce sont toujours les mêmes TGV qu’à l’époque, au moins vous ne serez pas dépaysé. Mais on les fait rouler moins vite, pour réduire la maintenance des voies, qui est très coûteuse en temps, énergie, matériaux et main d’œuvre. Cela a permis de réduire très sensiblement l’empreinte environnementale du train.

— Et en plus, à l’arrivée, on devra aller à Toulon à vélo, depuis Marseille ! C’est que ça monte par là-bas…

D’un coup de jarret, Alpha prit un peu d’avance, histoire de ne plus entendre le vieux bougon grommeler. Il avait beau faire des efforts, il avait du mal à s’adapter, malgré un passage à la ferme qui semblait l’avoir adouci. Mais au moins le projet d’aller à Toulon semblait le réjouir. Ce séjour ferait du bien à Alpha aussi, qui espérait que les groupuscules réacto-capitalos ne seraient pas plus offensifs à Toulon sous prétexte qu’ils étaient proches de leurs bases arrières. Alpha n’en avait pas parlé à Batarès, mais les ponts diplomatiques avaient été coupés avec l’État Capitaliste Nice-Monaco dont les groupuscules étaient proches.

Ils arrivèrent à la Gare de Lyon, garèrent le vélo et le triporteur dans ce qui avait été un parking pour voitures et montèrent dans le TGV, le même qu’en 2025, sauf que les fauteuils avaient été revêtus de tissus de seconde main, lui donnant un air joyeux avec ses couleurs bigarrées choisies avec soin.

— Les vacances commencent maintenant ! se félicita Batarès. Dites, il va falloir que vous m’expliquiez comment cette “révolution” a pu avoir lieu sans qu’elle ne se termine en guerre civile. Parce que bon, quand je suis parti pour Mars, la polarisation de la société allait grandissant et ça n’augurait rien de bon. La droite extrême se radicalisait, la gauche se divisait, on sentait bien que ça se tendait tout ça…

— Oui, en fait il y a eu deux prises de consciences séparées qui se sont rejointes. À gauche, un texte de Cyril Dion est devenu viral petit à petit, un mème, en fait. Il expliquait dans ce texte qu’il y avait une règle du jeu auquel nous jouions tous à l’époque, et que c’était le capitalisme. Cette règle du jeu avait été établie par les puissants il y a longtemps, et que ces mêmes puissants, qui gagnaient à ce jeu en s’enrichissant et donc en augmentant leur puissance, n’avaient aucun intérêt à changer les règles. Il ajoutait cette histoire, “si vous faites jouer Martin Luther King, Gandhi et Mère Teresa au Monopoly, à la fin il se produira la même chose : l’un aura ruiné les autres.”

— Wow, mais… c’est vrai !

— Exactement. Il concluait par “Parce que ce n’est pas un problème de personne, c’est un problème de jeu. Et aujourd’hui, nous avons besoin de changer de jeu”.

— Et donc la les forces de progrès ont décidé de changer de jeu ?

— Voilà. On l’a toujours su plus ou moins consciemment, mais là, ça a touché un public plus large, bien au-delà des partis politiques, qui ont été débordés sur le coup. C’était un très vaste mouvement citoyen. C’est tombé à un moment où il est devenu plus apparent que jamais que le climat était vraiment détraqué. Deux canicules pendant l’été 2025, des feux de forêts qui se multipliaient, l’anxiété du climat et de l’effondrement de la biodiversité étaient à leur paroxysme. C’est devenu à la fois évident et urgent : il fallait changer les règles.

— Mais comment est-on passé de la prise de conscience à l’action ?

— Cela s’est fait en plusieurs temps. Les scandales mettant en cause les industriels et leurs liens avec le gouvernement, comme je vous l’expliquais l’autre jour. Le scandale des eaux minérales qui étaient juste de l’eau filtrée, par exemple. L’opposition des pétroliers à la réduction du plastique, qui posait des problèmes de santé croissants avec les micro-plastiques. La multiplication des PFAS, ces polluants éternels qu’on retrouvait partout, avec des fabricants d’ustensiles de cuisine qui avaient basé leur modèle d’affaire dessus à grands coups de publicité. J’étais jeune, je ne me souviens pas de tout, mais on avait l’impression qu’on nous prenait pour des cons à grande échelle, comme dans la chanson de Souchon qu’on chantait ensemble l’autre soir. Chaque jour apportait son lot de révélations et de scandales de la part des grandes entreprises. Et puis le gouvernement a tenté de mobiliser le peuple sur l’obligation de payer la dette… en faisant payer les plus modestes.

— Mais les partis plus traditionalistes n’ont pas suivi sur ces sujets, si ?

— En fait, la droite a embrayé en même temps que la gauche, c’est difficile de dire qui a commencé le premier. Ensemble, ça a donné un grand mouvement citoyen. il y a eu une prise de conscience que la théorie du ruissellement était un énorme mensonge. Vous savez, cette théorie jamais vérifiée que si les riches gagnent beaucoup d’argent, ils le dépensent et ça enrichit les gens un peu moins riches, qui à leur tour dépensent cet argent, et donc permet aux classes populaires de bien vivre. C’était juste un pipeau en chêne massif inventé par les ultra-riches. Ce mensonge a fonctionné pendant des décennies, en sous-entendant que si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous n’y mettez pas assez d’énergie. Sauf qu’on a commencé à plaisanter, surtout à droite, de la “théorie de la capillarité”. Vous savez, quand vous avez un pantalon un peu long et que vous marchez dans une flaque, le tissu fait comme une mèche, il se remplit d’eau. L’eau monte le long de la jambe. C’est l’effet de capillarité. À droite, c’est devenu une idée qui s’est répandue comme une traînée de poudre : “on nous parle de théorie du ruissellement, mais en fait on vit la théorie de la capillarité”. L’argent du travail des classes populaires va dans les poches des riches, qui le dépensent en abîmant l’habitabilité de la planète. Du coup, la droite, surtout l’extrême, qui avait des prétentions sociales, s’est enflammée sur le sujet. Ils ont réalisé que le problème, c’était les ultra-riches. Le bouc émissaire, ça n’était plus l’immigration, c’était les ultra-riches. Quelque part, les partisans d’extrême-droite aussi ont compris qu’ils étaient les dindons de la farce, et qu’il fallait donc changer de jeu.

— Un genre de convergence des luttes ?

— Ahah, oui ! s’esclaffa Alpha. Mais pas sûr qu’ils aient appelé ça comme ça, à droite…

— Et ça a suffi pour faire tomber le gouvernement ?

— Non, mais le président Macrault a donné le coup de pouce qu’il fallait, bien malgré lui. Il avait été élu pour faire tenir le système en place, on l’avait même surnommé “le président des riches”. Et sur un coup de tête, il avait dissous l’assemblée nationale, refusé de reconnaître la majorité de gauche, nommé des premiers ministres successifs illégitimes. Le deuxième est même arrivé avec une réforme qui allait mettre encore plus de pression sur les classes populaires avec des mesures d’austérité et refusant de mettre à contribution les plus riches. C’est là que tout a explosé. Mathématiquement, les 99% sont plus nombreux que les 1%. Même si les 10% les plus riches croient à la fable des 1% en reprenant leurs idées, il reste quand même 90% de la population contre eux.

Tout cela rendit Batarès songeur. Ils continuèrent la discussion puis se mirent à lire. Alpha avait prêté à son compagnon un livre d’Henri Loevenbruck, Pour ne rien regretter, qu’elle avait adoré. De son côté, elle relisait pour la n-ième fois Bikepunk, de Ploum, un roman d’action avec une héroïne à vélo.

Ils arrivèrent enfin à Marseille. Là, ils allèrent acheter deux vélos de seconde main pour la suite de leur séjour, vélos qu’ils revendraient au même magasin ou à un autre après usage, pour un tarif quasi identique une fois la révision déduite. Ils s’installèrent dans un genre de pension de famille pour voyageurs, ce qu’on aurait appelé un hôtel autrefois, mais tenu par une famille qui embauchait des voyageurs de passage pour faire le service.

Dans le couloir à l’étage, Alpha s’inquiéta :

— Charly, vous êtes sûr qu’un vélo, certes à assistance électrique, vous conviendra ? C’est que nous avons près de 60 km à faire demain et mon terminal me dit que ça ne sera pas plat !

— Ne vous en faites pas, Alpha, la vieille carne que je suis a bien repris du poil de la bête ! La fois où je n’ai pas pu avoir de pain grillé pour avoir abusé du mode Turbo du triporteur m’a piqué au vif, tous nos déplacements qui ont suivi ont été faits en mode Éco, voire sans assistance. Le passage à la ferme a aussi beaucoup aidé. Bref, j’ai des cuisses de jeune homme, je pète le feu, vous allez voir ! Et vous, vous allez vous en sortir ? J’ai vu que vous l’aviez joué Old School en choisissant un vélo musculaire, comme dans les années 1960.

— Ne vous en faites pas pour moi, Charly. J’ai besoin de me défouler, d’où ce choix. Allez, bonne nuit. Demain, c’est l’aventure !


Ensuite : Chapitre 13 : On dirait le Sud

Table des matières

  1. Chapitre premier : Paris, 2051
  2. Chapitre 2 : La rencontre
  3. Chapitre 3 : En selle !
  4. Chapitre 4 : Électrique
  5. Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
  6. Chapitre 6 : Clamart, 2015
  7. Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
  8. Chapitre 8 : Ma petite entreprise
  9. Chapitre 9 : La ferme
  10. Chapitre 10 : À bicyclette
  11. Chapitre 11 : À cheval
  12. Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
  13. Chapitre 13 : On dirait le Sud
  14. Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
  15. Chapitre 15 : Épilogue
  16. Remerciements et colophon

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